5 avril 2025
Littéraire

Psychologie des foules - Gustave Le Bon

Gustave Le Bon est né en 1841. Psychologue et physicien, auteur de nombreuses analyses, il est intéressant de noter qu’il était, avant tout, un fin observateur, ce que sont pour ainsi dire toujours les découvreurs et inventeurs.

Il fait des études de médecine, il rédige plusieurs articles sur la physiologie, s’intéresse à l’anthropologie, le déterminisme biologique, les civilisations qu’il étudie lors de ses voyages en Asie ; il rédige une étude sur le comportement des chevaux qui deviendra un manuel de cavalerie respecté ; il étudie la lumière noire en physicien amateur et sera nommé pour le prix Nobel de physique en 1903.

En 1908, il se tourne vers la psychologie et se spécialise sur le thème de la psychologie des masses. Ses travaux auront une grande influence et inspireront notamment Sigmund Freud.

 

Dans son livre Psychologie des foules, ses observations et analyses mettent à jour l’inconscient de l’individu et celui du collectif et permettent de mieux comprendre comment nous fonctionnons. Ces constats nous amènent à un tout autre regard qui nous permet de mieux comprendre le processus de harcèlement, la psychopathologie du totalitarisme développés par Ariane Bilheran ou encore Le Rhinocéros d’Eugène Ionesco, L’Étranger d’Albert Camus, etc. Ces analyses changent notre vision de l’histoire. Enfin, les notions qu’il développe n’auront pas échappé à nos gouvernants et leur sont même fort utiles pour manipuler les masses ; masses faites d’individus qui pour la plupart restent dans l’ignorance de ces outils qui permettent leur asservissement.

Voici un petit survol du livre, dont la vocation est de susciter votre intérêt et sa lecture.

Il me semble qu’en préambule, il est important de poser la base du fonctionnement de l’homme. L’homme est avant tout un être grégaire (du latin gregarius, qui fait partie du troupeau), c’est-à-dire qu’il apprécie et recherche la compagnie des autres, sans doute parce que primitivement parlant, et comme de nombreux animaux, il sait qu’il doit sa survie au groupe. L’instinct le pousse donc à faire communauté avec ses semblables. Pour intégrer cette communauté et y être accepté, il se conforme aux règles qu’elle a instaurées afin d’assurer sa survie. Ainsi, l’homme est naturellement imitatif. La mode en est un parfait exemple. On retrouve dans chaque civilisation des « règles » communes comme par exemple les interdits fondamentaux (meurtre, inceste et respect des anciens).

Gustave Le Bon fait état de l’importance des traditions, sans lesquelles « il n’y a ni âme nationale ni civilisation possible et il n’est pas à regretter qu’il en soit ainsi», indique-t-il. Ces traditions sont doucement remises en question pour laisser place au progrès. Les peuples savent d’instinct que la disparition de leurs croyances générales marque pour eux la décadence. Ils défendent donc avec intolérance leurs convictions, convictions qui sont vertueuses pour leur survie. Il relève que l’effacement de ces croyances laisse place à un peuple perdu, aux opinions changeantes, sans passion pour l’animer et finalement envahi par l’indifférence.

Il convient donc de retenir tout l’intérêt du conformisme, des croyances et des interdits fondamentaux en ce qu’ils permettent de faire civilisation.

Qu’est-ce qu’une foule ?

Il définit la foule ainsi :

« Au sens ordinaire le mot foule représente une réunion d’individus quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur sexe, et quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent.

Au point de vue psychologique, [….] une agglomération d’hommes possède des caractères nouveaux fort différents de ceux composant cette agglomération. La personnalité consciente s’évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction. Il se forme une âme collective, [….] une foule organisée, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l’unité mentale des foules. » Livre I, Chapitre I, Caractéristiques générales des foules - Loi psychologique de leur unité mentale.

Pour qu’il y ait foule, hétérogène ou homogène, c’est-à-dire constituée d’éléments semblables (caste, secte, classe) ou non, le rassemblement n’est pas impérativement nécessaire. Une émotion peut convertir en foule un grand nombre d’individus sur un large territoire (exemple : Coupe du Monde de football).

Ce que Gustave Le Bon nomme également foule psychologique, c’est l’union de ces individus qui forme une âme collective qui prend le pas sur l’âme individuelle et modifie ainsi l’individu dans sa façon de sentir, d’agir et de penser ; ce n’est donc pas l’addition des traits de chacun des individus qui donnerait force à ces traits mais bien leur modification en de nouveaux caractères.

Pour Gustave Le Bon, les foules sont «inconscientes, brutales et assez justement qualifiées de barbares». Elles ne possèdent qu’une puissance de destruction mais sont « également capables d’actes de dévouement, de sacrifice et de désintéressement très élevés ». Les civilisations sont créées et guidées par une petite aristocrate intellectuelle. Il ne considère par qu’il soit possible de les gouverner mais au mieux de limiter leur pouvoir sur les gouvernants. Dès le commencement de son livre, il pose déjà les notions de séduction, d’impression et de manipulation dont il faut user, notions dont l’accomplissement ne requiert ni justice, ni équité, ni vérité.

L’inconscient des foules

Il théorise que l’âme d’une race est faite d’éléments inconscients que les individus partagent tandis qu’ils différent par leur éducation ou leur hérédité. Ils auront en commun passions, instincts et sentiments quelles que soient leurs différences en termes d’érudition. Ainsi l’instruction ne rend-elle l’homme ni plus moral ni plus heureux, elle ne change pas ses instincts et ses passions héréditaires. Cependant, il souligne que « l’enseignement donné à la jeunesse d’un pays permet de savoir ce que sera ce pays un jour ». L’école est bien un lieu d’imprégnation où l’âme des foules pourra s’améliorer ou s’altérer.

La destruction programmée et sans pitié de l’instruction délivrée par l’Éducation nationale de nos jours témoigne de l’excellente maîtrise de la psychologie des foules par les « décideurs ».

« Dans l’âme collective, les aptitudes intellectuelles des individus, et par conséquent leur individualité, s’effacent. L’hétérogène se noie dans l’homogène, et les qualités inconscientes dominent. » Livre I, Chapitre I, Caractéristiques générales des foules - Loi psychologique de leur unité mentale.

Les caractères spéciaux propres aux foules

Cette foule fait émerger des caractères spéciaux :

  • sentiment de toute puissance dû au nombre d’individus et disparition presque totale du sens de la responsabilité : c’est la foule qui agit et non plus l’individu ;
  • contagion des sentiments et des actes allant jusqu’au sacrifice de son intérêt personnel ;
  • suggestibilité telle une personne sous hypnose : le cerveau est paralysé, les filtres que sont la volonté et le discernement sont inactivés, il devient donc très facilement influençable.

La foule est comme sous hypnose, la personnalité consciente s’évanouit, la volonté et le discernement sont perdus. La privation de discernement, la suggestibilité, la vulnérabilité à la contagion alliés au sentiment de toute puissance et de non-responsabilité font basculer l’individu civilisé vers l’être primitif qui sommeille au fond de lui et qui est soumis aux pulsions de violence, d’immédiateté, de férocité et d’enthousiasme. C’est le terme de régression psychique employé par les psychologues, dont Ariane Bilheran dans Psychopathologie du totalitarisme. Ces individus agglomérés en foule auront un fonctionnement on ne peut plus binaire, manichéen et peu réfléchi. Des croyances, des vérités absolues, des opinions acceptées ou rejetées en bloc, mais toujours déterminées par voie de suggestion. Le raisonnement est totalement absent. Leur comportement sera donc extrême et bien au-delà de ce dont est capable un individu isolé, depuis le crime jusqu’au sacrifice.

« [...] L’autoritarisme et l’intolérance sont pour les foules des sentiments très clairs, qu’elles conçoivent aisément et qu’elles acceptent aussi facilement qu’elles les pratiquent, dès qu’on les leur impose. [...] Le type du héros cher aux foules aura toujours la structure d’un César. Son panache les séduit, son autorité leur impose et son sabre leur fait peur. Toujours prête à se soulever contre une autorité faible, la foule se courbe avec servilité devant une autorité forte. » Livre I, Chapitre II, Sentiments et moralité des foules.

Il me semble important ici de ne pas poser un regard négatif mais de relever que ces caractères sont ceux-là même qui permettent la survie. En effet, lorsqu’une bande de poissons est attaqué par des requins ou des gnous par des lions, ils font alors corps, tous ensemble, se regroupent en rangs serrés et fuient. Qu’adviendrait-il si chacun décidait de la direction qu’il veut prendre ? Certains se retrouveraient isolés et deviendraient donc des proies faciles.

Comment s’opère la manipulation

Les idées accessibles aux foules doivent être très simples pour pénétrer l’inconscient et devenir sentiments. Ces sentiments, et non la raison appliquée ou la juste démonstration d’une idée, seront les mobiles profonds de nos actes, des réflexes en quelque sorte. Pour ce faire, il convient de frapper l’imagination populaire avec des images, des slogans répétés encore et encore jusqu’à l’obsession afin qu’ils s’impriment dans l’inconscient et ce, durablement.

« Qui connaît l’art d’impressionner l’imagination des foules connaît aussi l’art de les gouverner.[…] L’art des gouvernants, comme celui des avocats, consiste surtout à savoir manier les mots. » Livre I, Chapitre III, Idées, raisonnements et imagination des foules - Livre II, Chapitre II, Facteurs immédiats des opinions des foules.

La pénétration de ces idées et croyances dans l’esprit des foules requiert, affirmation, répétition et contagion. Il convient d’affirmer purement et simplement sans raisonner ni prouver ; puis répéter encore et encore dans les mêmes termes. Un peu comme ces slogans publicitaires qui reviennent à notre mémoire à l’écoute de la musique qui les accompagnait ou même des premiers mots de la phrase clef. Ces assertions ainsi martelées deviennent émotions et sont dès lors hautement contagieuses.

L’instinct pousse l’homme réuni en groupe à rechercher le meneur, celui qui portera la volonté qu’ils ont dû abandonner pour former le groupe. C’est donc bien l’instinct grégaire que constate Gustave Le Bon lorsqu’il dit :

« Ce n’est pas le besoin de la liberté mais celui de la servitude qui domine toujours dans l’âme des foules. Elles ont une telle soif d’obéir qu’elles se soumettent d’instinct à qui se déclare leur maître » Livre II, Chapitre III, Les meneurs des foules et leurs moyens de persuasion.

Ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui marquent l’imagination populaire mais bien la façon dont ils sont présentés. Les meneurs d’idées seront des hommes d’action ayant une grande puissance suggestive. Ils maîtrisent les mots et leur puissance pour faire accepter les choses les plus odieuses, les plus injustes. C’est d’ailleurs bien ce que prouve Arnaud Upinsky dans La tête coupée - le secret du pouvoir et qu’il appelle perversion du langage.

« La puissance des mots est liée aux images qu’ils évoquent et tout à fait indépendante de leur signification réelle. Ce sont parfois ceux dont le sens est le plus mal défini qui possèdent le plus d’actions. Tels, par exemple, les termes : démocratie, socialisme, égalité, liberté, etc., dont le sens est si vague que de gros volumes ne suffisent pas à le préciser. Et pourtant il est certain qu’une puissance vraiment magique s’attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la solution de tous les problèmes. Ils synthétisent les aspirations inconscientes les plus diverses et l’espoir de leur réalisation. » Livre II, Chapitre II, Facteurs immédiats des opinions des foules.

Les foules sont influencées par des modèles, des idoles qui seront adorés, idolâtrés, suivis…parce que l’âme des foules est emportée par la passion, l’ardeur, le sentiment puissant comparable au culte religieux. Ces modèles devront avoir du prestige, c’est de lui dont dépend l’influence. Il trouvera les mots, de grands mots, des mots « magiques » dont le sens est imprécis et qui répondra ainsi aux aspirations les plus diverses, le succès est alors infaillible. Ces mots sont scandés, clamés avec exagération et éloquence, les affirmations doivent être pures, simples et dégagées de tout raisonnement. « Si le meneur est intelligent et instruit, qu’il explique pour amener à la compréhension, alors il diminue fortement l’intensité des convictions des « suiveurs ». Les plus grands influenceurs sont bornés. C’est aussi parce que trop s’écarter des idées reçues déstabiliserait les foules, bousculerait trop les croyances que les hommes trop supérieurs à leur époque n’ont généralement aucune influence sur elle.

Gustave Le Bon prend pour exemple une assemblée parlementaire. Un orateur inconnu et donc sans prestige n’a pratiquement aucune chance d’être seulement écouté. Il témoigne, comme l’a décrit Arnaud Upinsky – La tête coupée- le secret du pouvoir – que les assemblées peuvent voter contrairement à leurs intérêts mais aussi en opposition avec le vœu de chacun pris séparément.

 

« Cette création incessante de lois et règlements restrictifs entourant les formalités les plus byzantines les moindres actes de la vie, a pour résultat fatal de rétrécir de plus en plus la sphère dans laquelle les citoyens peuvent se mouvoir librement. Victimes de cette illusion qu’en multipliant les lois l’égalité et la liberté se trouvent mieux assurées, les peuples acceptent chaque jour de plus pesantes entraves. Ce n’est pas impunément qu’ils les acceptent. Habitués à supporter tous les jougs, ils finissent bientôt par les rechercher, et arrivent à perdre toute spontanéité et toute énergie. Ils ne sont plus alors que des ombres vaines, des automates passifs, sans volonté, sans résistance et sans force. » Livre III, Chapitre V, Classification et description des diverses catégories de foules.

Conclusion

Comme une pièce a deux côtés, un caractère, une découverte, un outil peut être « bon » ou « mauvais » selon la manière dont il est utilisé. Les analyses de Gustave Le Bon en matière de psychologie ont permis de grandes avancées dans le domaine. Mieux comprendre le fonctionnement de l’homme est une bonne chose s’il s’agit pour lui de mieux se comprendre, de s’améliorer ou de s’entraider. En revanche, ces notions ont donné les clefs aux manipulateurs. Si Gustave Le Bon pensait à l’époque qu’il n’était pas possible de contrôler les foules, c’est sans doute qu’il ne pensait pas que ces travaux seraient utilisés à cette fin.

Comme l’indique Ariane Bilheran, lorsque vous voyez un mouvement de foule se précipiter, il convient de s’arrêter et de prendre de la distance pour réfléchir. De la même façon, lorsque vous ressentez que ce qui vous est présenté relève du sensationnel, un gros titre, des images, il est préférable d’activer les filtres du raisonnement, et du discernement afin d’analyser ce dont il est question et vers quoi l’on veut nous emmener.

Enfin, lorsque Gustave Le Bon écrit que les foules trouvent leur bonheur dans l’adoration et l’obéissance, je crois personnellement, qu’il s’agit ici du besoin de transcendance de l’être humain qui aspire à un idéal de vie, faite de passions, de réalisations, d’accomplissement ; qui n’apprécie jamais plus la vie que lorsqu’il aime, se passionne ; et se sent vivant lorsqu’il porte cet idéal, soit-il religieux, idéologique ou personnel.

 

« Tous les fondateurs de croyances religieuses ou politiques ne les ont fondées que parce qu’ils ont su imposer aux foules ces sentiments de fanatisme qui font que l’homme trouve son bonheur dans l’adoration et l’obéissance et est prêt à donner sa vie pour son idole. Il en a été ainsi à toutes les époques. [...] Aussi est-ce bien inutile banalité de répéter qu’il faut une religion aux foules, puisque toutes les croyances politiques, divines et sociales ne s’établissent chez elles qu’à la condition de revêtir toujours la forme religieuse, qui les met à l’abri de la discussion. L’athéisme, s’il était possible de la faire accepter aux foules, aurait toute l’ardeur intolérante d’une sentiment religieux, et, dans ses formes extérieures, deviendrait bientôt un culte. » Livre I Chapitre IV, Formes religieuses que revêtent toutes les convictions des foules.

Gustave Le Bon souligne que l’effacement des croyances affecte l’orientation générale des opinions mais aussi que la presse, diffusant des opinions des plus contraires engendrent une perte de convictions et une indifférence de plus en plus croissante qui amène les individus à ne se préoccuper que de leurs intérêts immédiats.

« Avec l’indifférence et l’impuissance croissantes des citoyens, le rôle des gouvernements est obligé de grandir encore. Ce sont eux qui doivent avoir forcément l’esprit d’initiative, d’entreprise et de conduite que les particuliers n’ont plus. Il leur faut tout entreprendre, tout diriger, tout protéger. L’État devient un dieu tout-puissant. Mais l’expérience enseigne que le pouvoir de tels dieux ne fut jamais ni bien durable, ni bien fort.

Cette restriction progressive de toutes les libertés […] constitue un des symptômes précurseurs de cette phase de décadence à laquelle aucune civilisation n’a pu échapper jusqu’ici. » Livre III, Chap V, Les assemblées parlementaires

En conclusion, explorons ces expériences de psychologie pour comprendre tout d’abord comment nous fonctionnons et ce faisant, armons-nous pour résister aux manipulations. Il est avéré que connaître l’expérience de Asch ou de Milgram fait drastiquement diminuer les statistiques d’obéissance aveugle.

Par ailleurs, assimiler le fait que nous avons besoin de transcendance nous permettrait de la choisir plutôt qu’une idéologie ne nous soit imposée par manipulation.

NB :  notons la différence entre imposer une pensée, ce qui caractérise une religion, et empêcher la pensée, ce qui caractérise le totalitarisme.


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