« Vous avez la carte du magasin ? »
par Le Ratiocineur
Quelle n’est pas ma surprise chaque fois que je fais face à cette question qui m’est faite lors du passage à la caisse de l’un de mes supermarchés habituels : « Vous avez la carte du magasin ? » ! Non pas, bien sûr, à cause de la non-inversion du sujet qui devrait être la règle lorsqu’on formule une question qui, ici, devrait être : « Avez-vous la carte du magasin ? ». Mais parce qu’un supermarché a une aire inférieure à 2 500 mètres carrés ; il est donc difficile de s’y perdre. (C’est plutôt son temps qu’on perd, à chercher des produits rangés parfois dans des endroits incongrus...). Après tout, si j’ai réussi à me mouvoir jusqu’à la caisse sans carte pour me repérer dans le supermarché, peut-être pourrai-je parcourir les 20 à 50 derniers mètres sans en acquérir une, n’est-ce pas ?
Bon... Je redeviens sérieux (enfin j’essaie...). La « carte du magasin » désigne en fait ce qui est parfois plus explicitement appelé « carte de fidélité ». Carte de fidélité. Vous avez bien lu !
La fidélité, c’est quelque chose dont on parle généralement en matière de vie de couple. Être fidèle, c’est, d’un point de vue pratique, ne pas tromper son partenaire. Mais d’un point de vue théorique, le mot fidélité vient du latin fides qui signifie : foi, confiance. Et c’est parce qu’on accorde cette confiance à l’autre, et qu’en retour on s’efforce de la mériter, que la tromperie n’a pas lieu.
Comme l’observe la philosophe Julia de Funès, la confiance ne se prouve pas : il ne peut exister de « contrat de confiance », puisque faire confiance, c’est précisément courir le risque d’être trompé. Comment peut-on donc justifier l’existence de « cartes de fidélité », puisque d’emblée, la carte aurait plutôt tendance à matérialiser l’absence de confiance que le commerçant nous accorde ? En effet, craignant de ne pas nous revoir, il nous fiche en nous promettant monts et merveilles (qui consistent généralement en un généreux bon d’achat de 5 euros... une fois qu’on en aura dépensé 850 !). De surcroît, il nous assure que la carte est « gratuite », alors que nous la payons par le partage de nos données personnelles (si le commerçant sait que vous achetez des couches, il peut deviner que vous avez des enfants en bas âge, et cela déclenchera de la publicité personnalisée : attendez-vous à recevoir une offre promotionnelle sur les tétines et les biberons). Il serait intéressant de calculer la corrélation entre les quantités suivantes :
— le nombre de fois où l’on a présenté sa carte de fidélité sans que cela soit demandé ;
— le nombre de doses de vaccin contre le Covid-19 qu’on a prises ou administrées, parce-qu’il-est-efficace-contre-les-formes-graves, sans se demander ce qu’il contenait.
Mais en réalité, le plus choquant dans la question « vous avez la carte du magasin ? » n’est pas la question elle-même, mais le contexte dans lequel elle se situe. Quiconque a déjà eu à payer ses courses lors d’un passage en caisse non-automatique s’est sûrement déjà vu demander de montrer son sac vide à la caissière (non, je ne me parlerai pas d’« hôte de caisse (H/F) », terminologie symptomatique d’une modernité qui croit changer les réalités en changeant les mots). Quand, par au moins trois fois, une caissière a pu constater que je n’avais rien volé, et payé tout ce que j’avais pris au magasin, et qu’elle croit bon, la quatrième fois, de me demander de montrer mon sac vide, un constat s’impose : elle ne me fait pas confiance ! Comment, dès lors, pourrais-je lui faire confiance en retour, en acceptant une « carte de fidélité », fût-elle gratuite ?
Revenons à Julia de Funès. Fille d’un acteur bien connu de La grande vadrouille, elle a donné en 2018 une conférence à l’USI (Unexpected Sources of Inspiration) intitulée Absurdités en entreprise. Elle y dénonce le management par les « process » qui, selon elle, stérilisent la capacité à agir chez les collaborateurs, car la possibilité de l’action repose sur trois conditions (11’30) :
— le sens de l’action, qui est toujours à rechercher à l’extérieur de l’action (14’50) ;
— la confiance que nécessite la prise de risques (21’35) ;
— la prise de risques, que ne permet pas le respect rigide (c’est-à-dire à la lettre) de protocoles quand il faudrait qu’il soit rigoureux, c’est-à-dire dans l’esprit.
Après plus de deux ans de coviodiot(ie)s, cette conférence est d’une actualité brûlante, car :
— « Le sens ne peut venir que de la confrontation des points de vue. » (1’05).
— « On vit dans une société qui est tétanisée d’angoisse : on a peur d’à peu près tout. » (1’25).
— « Quand quelqu’un vous dit : “c’est pour ton bien”, méfiez-vous : c’est toujours pour le sien ! » (9’35).
— « Les transcendances se sont effondrées : la religion ne guide plus nos existences. » (13’35).
— « Le sens n’est pas dans la vie » (17’38).
— « Le non-sens arrive quand (...) on fait du moyen une fin. » (18’00).
— « Il n’y a plus d’objectif supérieur, extérieur au travail. » (20’08).
— « Au pire, on peut tomber dans l’industrialisation de la mort. » (avec le non-sens) (20’38).
— « [La confiance], on la confond avec l’assurance personnelle. » (21’25).
— « Quelle place pour la confiance mutuelle, quand tout est centré sur l’assurance personnelle ? » (23’00).
— « Il n’y a pas d’autonomie sans confiance ; il n’y a pas de confiance sans autonomie. » (26’16).
— « Cet humain qu’on prône en entreprise n’est que l’humain de l’homogénéité, de l’égalitarisme, du conforme, et c’est tout sauf l’humain, car qu’est-ce que c’est qu’un humain ? C’est un être singulier qui agit par lui-même et va assumer sa singularité et son authenticité. L’humain n’a d’existence que singulière. » (30’08).
Le passage succulent concernant le « contrat de confiance » est à écouter à partir de la minute 24’30.