12 janvier 2024
Politique

« Sans la liberté » - Tract Gallimard

C'est la période de Noël de l'An de grâce 2023. Le sapin qui trône dans le salon est de taille moyenne mais c'est bien lui qui en impose. D'abord parce qu'il brille de mille feux, ensuite parce qu'il arbore quantité de décorations diverses et variées. Les styles se côtoient, les couleurs se jalousent et s'affichent, les matériaux rivalisent entre eux. Certains s'offusquent de cet accoutrement disparate pour celui qu'ils voudraient majestueux, élégant et mono ou bicolore - standard actuel de beauté s'imposant à chacun souhaitant être reconnu dans le groupe « grande classe ». Pour la famille, c'est la vie qu'évoquent ces décorations, la vie de chacun de ses membres. Chaque petite pièce posée rappelle un Noël bien particulier. Quand cette étoile en bois ramène au souvenir du chalet familial d'il y a quelques années, cette guirlande fait rejaillir les 7 ans de l'un et cette boule peinte nous rappelle le marché de Noël de Strasbourg. Disparate ? Mais absolument pas ! Tenez-vous le pour dit. Ce sapin est chamarré de joies et de souvenirs cumulés sur plusieurs années. Sa bigarrure rend hommage au monde qui nous est cher pour la richesse de sa diversité.

C'est sous ce sapin, que ce Tract s'est trouvé. Il est amusant de se demander si le Père Noël aurait été (ou le sera dans l'avenir) autorisé à délivrer un tel pamphlet. Le Père Fouettard que l'on pourrait imaginer incarné aujourd'hui par Thierry Breton, eût sans doute immédiatement réquisitionné la hotte du Père Noël et fait condamner ses lutins pour recel de tracts subversifs. S'il devait y avoir un décret ou une loi rétroactive pouvant entraîner une condamnation, j'atteste ici que le Père Noël et les lutins sont tout à fait étrangers à ce cadeau comme à sa délivrance puisque c'est un ami qui me l'a, à la fois, délivré et offert.

J'ai été emballée par ce « tract ». Tout d'abord sur la forme, car elle est simple, sobre et efficace : 16 feuilles pliées en deux et agrafées en leur centre de façon à constituer un simple feuillet imprimé en noir et blanc sur un papier de forêts durablement gérées « certifié PEFC ». 

Puis sur le fond, car il rappelle la résistance française, les nobles esprits et les grands penseurs dont les mots exaltaient et transcendaient les lecteurs. Mais aussi, ces hommes et femmes qui deviennent des héros parce qu'ils incarnent et expriment des valeurs fondamentales. C'est leur singularité à défendre ces valeurs (liberté, respect, justice, vérité, ...) parmi une population, leur rareté parmi tous les individus qui les élèvent au rang de héros. Que deviendrait ce rang de héros, si nombreux étaient ceux qui agissaient pour ces mêmes valeurs ? Où placer le curseur, ou l'axe des abscisses comme vous préférerez ? Doit-on considérer comme héroïque, courageux, fort celui qui défend la liberté (de consentement par exemple) ou comme lâche, méprisable ou mécréant ceux qui refusent le combat, le conflit ou même la moindre prise de position ? Que projetons-nous de nous-mêmes dans l'attribution de l'héroïsme à l'autre ? Est-ce une manière de nous transcender de façon à tendre nous-mêmes vers ce même héroïsme, vers cette valeur fondamentale qu'il incarne, que nous reconnaissons et que nous souhaiterions incarner nous aussi ? Ou se pourrait-il que ce soit une façon de nous déculpabiliser de ne savoir défendre cette valeur fondamentale que nous reconnaissons pourtant ? Combien de héros ne se reconnaissent pas de ce rang de prime abord ?  « Non, je ne suis un héros, j'ai seulement fait ce que je devais ».  Que peut être ce devoir, cette force, cette impulsion irrépressible du héros ? 

Revenons à notre tract. François Sureau est né en 1957. Il est avocat notamment auprès du Conseil d'État, de la Cour de cassation, haut fonctionnaire, écrivain, membre de l'Académie française et colonel de réserve  de la légion étrangère. Il est engagé pour les libertés publiques (contre l'État d'urgence). C'est à travers son regard perçant, ses analyses pertinentes et son habilité à manier notre magnifique langue française, que nous voyageons dans ce Tract sous le thème de « Sans la liberté ». François Sureau est attaché à rester ancré dans la réalité, il ne se laisse emporter ou séduire ni par les mots ni par les idées et ne témoigne d'aucune suffisance intellectuelle.

Ses principales plaidoiries devant le Conseil Constitutionnel. 

Je ne résiste pas à vous en citer ici plusieurs passages qu'il me fut difficile de choisir tant ces 50 pages sont délicieuses en mots, distinguées en lettres, raffinées en analyses, envoûtantes de noblesse, amoureuses de l'homme et de l'humanité. François Sureau explore la liberté à travers l'histoire, l'actualité, la philosophie, le droit, la religion et les hommes, du simple citoyen à l'homme de pouvoir. Les dernières phrases répondent exactement à la question posée un peu plus haut.

Prenez le temps de lire, de déguster, ces mots, ces idées, ces pensées... faites-les vôtres, ressentez... La musique nous emporte et nous transcende, il suffit d'entonner un hymne pour ressentir les émotions et le transport qu'il provoque, fût-il dédié à l'amour ou à la patrie. Les discours en font de même, particulièrement quand ils sont justes et puissants comme celui-là. 

« Je me suis aperçu qu'il suffisait d'un rien pour que l'air de la liberté se raréfie. Pire encore, que personne ne paraissait étouffer pour autant. »

« Toute l'administration quand j'y suis entré fonctionnait sur ces bases, et naïvement j'ai cru que c'était à cause de nos convictions, alors qu'il s'agissait simplement de l'esprit du temps, et qu'il a suffi que cet esprit change pour que se révèle notre grande fragilité. C'est alors que j'ai compris qu'il dépend de très peu de monde que notre société se corrompe [...]. Dans les années 1930 et 1940, les incroyables succès apparents des régimes totalitaires pouvaient faire penser que l'avenir n'appartenait pas à la démocratie libérale et c'est ainsi que l'on peut expliquer que tant d'esprits éminents aient fait de mauvais choix.  Mais nous, nous n'avons pas cette excuse. [...] Les droits ne sont pas les beaux fruits d'un corpus abstrait, mais l'essence même de notre tradition nationale. »

« Un trait de mentalité contemporain est la perte de confiance dans les capacités du citoyen libre. Confiance qui, à priori, constituait pourtant le paradigme de nos institutions démocratiques. […] Peut-être cette forme moderne du désespoir explique-t-elle le surgissement des politiques de mise en tutelle des personnes auquel nous assistons depuis 20 ou 30 ans. »

« La liberté vaut en effet si elle est l’apanage d’un citoyen, soucieux de bâtir une cité meilleure, et non pas seulement le privilège d’un individu soucieux de sa jouissance personnelle. »

« Acteurs privés et publics s’entendent déjà comme larrons en foire sur le dos de la liberté. Il n’y a pas de pire trahison de ce que nous sommes. »

« Nous refusons de voir que l’acteur de la répression, l’État, ses magistrats, ses agents de tous ordres, n’est jamais neutre, que ses serviteurs ont des intérêts qui leur sont propres.[…] Personne d’autre que le citoyen libre n’a qualité pour juger de l’emploi qu’il fait de sa liberté, sauf à voir celle-ci disparaître. »

« Tout se passe comme si la République était pour nous l’horizon indépassable du bien. […] Nous nous sommes fabriqué un mythe commode,  […] Peut-être devrions-nous nous interroger sur le moment où, sous prétexte d’émancipation, la personne s’est trouvée remise entre les mains d’un État auquel fut concédé le droit d’enterrer, de baptiser, de marier, d’enfermer, d’appeler sous les armes et que cet État soit apparu comme « la chose du peuple », alors même que dans ses serviteurs bourgeois il en devenait en réalité le maître. »

« C’est une caractéristique des systèmes liberticides. On les crée pour parer à une menace indiscutable..[…] Puis, dès lors qu’ils existent, on s’en sert pour autre chose. »

« Le citoyen est en effet non celui qui se satisfait de poursuivre son but propre, mais celui qui maintient vif le souci des buts des autres. […] La fraternité portée sur la devise républicaine, de nature politique est celle dont nous avons perdu le sens. » 

« Un arbitrage entre sécurité et liberté. Cette pensée, à laquelle nous avons fini par consentir, est étrangère à notre philosophie des droits.  .[…] l'article 2 de la Déclaration de 1789 résume de manière éclatante : "Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression." La garantie individuelle des droits est la finalité même du contrat social. [...] Notre système de droits a été pensé pour qu'il n'y ait pas à choisir entre sécurité et liberté. »

« La philosophie des droits suppose .[…] une morale générale, incontestée vient régir par ailleurs les comportements de ses membres. […] Or aujourd’hui, il n’échappe à personne que la norme morale est devenue relative. »

« La séparation des pouvoirs, instrument qui conditionne l’exercice de la liberté effective, est continûment violée dans sa lettre et dans son esprit depuis près de 10 ans au mépris des droits du citoyen.»

« Nous nous sommes laissés empoisonner l’esprit par un langage abâtardi .[…]  Le vocabulaire proprement politique disparait avec les idées qui le fondaient.. […] Nous sommes entrés mentalement dans le domaine de la bureaucratie. […] Il ne nous paraît plus incongru de remettre le sort de la liberté de la presse entre les mains d’une poignée de fonctionnaires ou de courtisans nommés. »

« La société organisée doit servir et non pas asservir. […] Ce qui fait passer du sentiment individuel à l’action politique, c’est peut-être le sens de l’honneur. Je suis plus attaché à notre honneur collectif qu’à ce pavillon des droits de l’homme qui couvre désormais trop de marchandises différentes. »

« Honneur, un mot tout près d’être oublié, un vieux mot à demi effacé par l’usage et par l’abus, comme laissé pour mort au bord de la route. […] Je ne désespère pas que nous parvenions à la réanimer. […] Les inconvénients de la liberté, même chèrement payés, ne l’emporteront jamais sur ses avantages, puisque c’est elle, et elle seule, qui soutient la vocation de l’homme. […] L’ordre social nous promet la dictature de l’opinion commune indéfiniment portée par les puissances nouvelles, trouvant un renfort inattendu dans le désir des agents de l’État discrédité de se rendre à nouveau utiles au service d’une cause cette fois enfin communément partagée, celle de la servitude consentie. »

 

Ces extraits ne sont qu'un tout petit échantillon de ce tract, vous vous ferez un cadeau en l'acquérant. (ici)

Je vois dans cette dignité morale qu'est l'honneur, ce devoir, cette force, cette impulsion irrépressible qui fait des héros de certains d'entre nous au sens où cette qualité reste pour eux une limite infranchissable une porte fermée à toute forme de corruption. Puissent-ils nous inspirer, nous transcender... Puissions-nous être à leurs côtés quand ils sont attaqués, car c'est alors bien à notre humanité qu'on attente.

 

 

Quelques conférences :

Leçon inaugurale par François Sureau - Université le Mans : ici 

Conférence inaugurale avec François Sureau Rentrée solennelle UCO 2021/2022 : ici

 

 


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