C'est Amine Umlil, dans son interview avec Nexus en mai 2023, qui a rappelé l'existence de ce discours. Le voici en vidéo et retranscrit intégralement ci-dessous.
Monsieur le vice-président du Conseil d’État,
Monsieur le Recteur,
Monsieur le président de l’École des hautes études en sciences sociales,
Mesdames et Messieurs,
Je tenais à ouvrir ce colloque sur une question qui peut paraître lointaine, au moment où nous avons à faire nos propres choix, sur une époque qui peut paraître révolue, tant le temps des dictatures, au moins en Europe, paraît derrière nous. Je tenais à venir parce que de notre histoire nous pouvons tirer des leçons qui restent utiles et précieuses, non seulement pour comprendre le présent mais pour préparer l’avenir.
Il y a des moments dans l’histoire où rien n’est plus important que de « faire des choix ». Pour son pays, pour l’État et pour soi-même.
Votre colloque pose une question douloureuse, sûrement la plus douloureuse de notre histoire contemporaine, douloureuse pour la France, douloureuse pour son administration, douloureuse aussi pour les responsables politiques. Vous vous interrogez en effet sur la décision de fonctionnaires, placés devant le dilemme terrible, dans une période elle-même épouvantable, de continuer à servir l’État ou d’obéir à leur conscience.
Ce débat, vous l’ouvrez, et vous avez raison, à l’échelle de notre continent. Car cette question n’a pas été posée qu’en France. Elle a concerné l’ensemble des administrations de l’Europe qui avant de connaître les dictatures étaient composées de nations démocratiques.
Cette histoire s’est écrite de bien des façons. « L’Europe des dictatures », c’est l’Allemagne nazie ; c’est aussi l’Italie de Mussolini ; c’est l’Espagne de Franco ; c’est le Portugal de Salazar. C’est aussi l’Europe occupée et la France de Vichy.
Ces régimes ne sont évidemment pas comparables. Les pays qui ont eu à les vivre, avaient d’ailleurs leur propre histoire, leur culture administrative et leur organisation étatique propre.
Mais je veux revenir à la France puisqu’ici nous sommes concernés. J’aborderai la réflexion avec les propos de Robert Paxton : « lorsqu’il fallut choisir, et le choix était dramatique entre deux solutions : faire son travail, donc courir des risques moraux et abstraits, ou pratiquer la désobéissance civile, donc s’exposer à des dangers physiques et immédiats ». Et il conclut : « la plupart des Français ont poursuivi leur travail. » Ce fut aussi l’attitude l’essentiel de l’administration.
Certes, et j’y reviendrai, il y eut des conduites exemplaires, des décisions courageuses, des résistances silencieuses, des inerties discrètes mais efficaces. Mais demeure l’essentiel : il n’y a pas eu, en France, de mouvement de désobéissance générale dans l’appareil d’État. Cela ne veut pas dire que les fonctionnaires n’ont pas progressivement marqué de la défiance à l’égard du régime en place, de ses choix, de ses orientations. Mais la plus grande part n’a pas rompu collectivement avec lui.
Marc-Olivier BARUCH décrit cruellement les motivations des fonctionnaires de l’époque. D’abord, les collaborationnistes convaincus, les partisans de la Révolution nationale. Ensuite, les serviteurs zélés, il y en a à toutes les époque, les ambitieux pressés, y compris de rompre avec la République si cela pouvait faciliter leur carrière.
Mais c’était en réalité une minorité. La plus grande masse était composée du vaste ensemble de ceux qui servirent ‘ je reprends ses mots ‘ « sans arrière-pensée et parfois sans pensée du tout » - ce qui peut arriver. Ces fonctionnaires se cachaient derrière leur devoir de réserve, prévu par les textes et par l’obligation de neutralité, estimant que leur seule mission et leur seul devoir était d’obéir. Alors ils ont obéi.
Comment expliquer cette soumission ? Même si c’est plus facile avec les mots d’aujourd’hui, dans la situation que nous connaissons, comment expliquer rétrospectivement cette résignation, ce renoncement ? D’abord, les historiens le diront mieux que moi, par le choc de la défaite. Comme les autres Français, les fonctionnaires se sont le plus souvent rattachés à celui qui leur semblait être un point d’ancrage : le maréchal Pétain. Ensuite par la fascination pour l’autorité et, sans doute, la peur de s’y soustraire.
Mais il y eut également le mythe du gouvernement des technocrates, de l’administration impartiale. Sous la IIIe République finissante, s’était installé un sentiment délétère de l’impuissance du politique. Ainsi l’administration s’était-elle trouvée, en 1940, valorisée comme l’instrument prétendu d’une efficacité nouvelle ; elle s’est délestée du poids de ses contre-pouvoirs : le Parlement, le syndicalisme libre. Elle a alors cessé de s’interroger sur la légitimité démocratique de l’autorité politique à laquelle elle obéissait. Elle était l’État.
Et pourtant, l’État venait pourtant de changer de nature. Et les plus hauts fonctionnaires, Monsieur le Vice-Président, vous avez rappelé cette situation, qui étaient les mieux placés pour le voir et le dire, ont même prêté serment au nouveau régime. Le Conseil d’État a dû affronter courageusement cette réalité : comment une institution chargée de dire le droit a-t-elle pu justifier ce qui n’était plus le droit ? Je salue ici l’initiative qui a été prise, notamment celle du président MASSOT, pour ouvrir cette indispensable réflexion.
Mais je veux m’attarder également parce que c’est aussi une leçon de l’Histoire, je veux m’attarder sur ceux qui firent le choix de la dignité et du courage. Au début, pour les fonctionnaires, le choix était de rester ou de partir. Certains, peu nombreux, prirent la décision de partir.
Est-ce à dire que ceux qui sont restés n’ont pas été la hauteur de ce que l’on attendait d’eux ? Non. Beaucoup demeurèrent en poste pour sauver l’essentiel et protéger nos concitoyens.
Ainsi des parcours exceptionnels permettent de dire que des personnalités ont sauvé l’honneur de l’Administration.
Quelques noms, parmi eux. Pierre TISSIER, seul membre du Conseil d’État à avoir rejoint le Général DE GAULLE.
Alexandre PARODI, maître des requêtes au Conseil d’État, résistant de la première heure jusqu’à la Libération de Paris dont il fut l’une des plus hautes figures.
Gustave MONOD, ancien directeur de cabinet de Jean ZAY ; Jean ZAY qui méritera le moment venu la reconnaissance du pays qui fut révoqué de l’Inspection générale de l’Éducation nationale pour avoir refusé d’appliquer le statut des Juifs. Jean MOULIN, dont nous célébrons le 70e anniversaire de la disparition, et au souvenir de qui j’associe les 56 préfets et sous-préfets qui ont été tués, blessés, déportés ou qui ont rejoint « l’armée des ombres ». De hauts fonctionnaires ont été capables de faire ces choix.
Mais d’autres, plus modestes, ont également participé à l’esprit de la Résistance. Simone MICHEL-LÉVY, agent des PTT, qui développa un système de « boîte aux lettres » pour les communications clandestines, et un dispositif d’acheminement du courrier à travers toute la France. Torturée puis déportée, elle fut exécutée dix jours avant la libération du camp où elle était détenue.
Et puisque nous sommes réunis pour évoquer les fonctionnaires de toute l’Europe, je veux citer un fonctionnaire portugais : Aristides DE SOUZA MENDES, consul à Bordeaux, qui, désobéissant aux instructions de son propre gouvernement, de Salazar, délivra en une semaine et il fallait avoir une efficacité, que dis-je une productivité administrative considérable près de 30 000 visas à des réfugiés pour qui c’était la condition du salut.
Il y eut encore des agents anonymes tellement d’agents anonymes ! Qui ont résisté à leur façon, qui défaisaient la nuit la mauvaise toile qu’ils avaient tissée le jour. Là encore, je cite Marc-Olivier BARUCH qui évoquait récemment le cas d’une fonctionnaire affectée à la préfecture d’Aurillac qui, chaque soir, après avoir passé des heures à établir, sur ordre, des listes de Juifs, allait, en sortant du travail, prévenir les malheureux qu’elle avait fichés – leur permettant ainsi de se cacher et de se sauver.
En somme, affaiblie dans une France désarmée, l’administration fut à l’image de la société. Avec ses héros, ses traîtres, et une grande majorité qui n’étaient ni l’un ni l’autre. C’est là l’épreuve, elle était douloureuse, elle était tragique, mais elle ne resta pas sans conséquence puisque au-delà de l’épuration qui justifierait en soi un autre colloque il y eut des conclusions considérables qui furent tirées au lendemain de la guerre pour exiger des garde-fous, qui avaient manqué avant, pour prévenir les dérives du pouvoir politique et surtout l’inertie de l’administration.
Un nouvel ordre politique et juridique international, et d’abord européen, est sorti de la tragédie. Nous en sommes aujourd’hui les héritiers. D’abord, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme publiée en 1949, puis la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales a proclamé les valeurs « indérogeables », selon l’expression de Mireille DELMAS MARTY, qui fondent les démocraties et qui nous permettent aujourd’hui, sans doute, d’être protégés par rapport à certaines dérives. Tout cela nous a permis d’être dotés d’armes pour défendre les droits des citoyens.
Grâce à ces avancées, la dignité de la personne humaine et la séparation des pouvoirs sont des principes désormais inscrits dans toute l’Europe et qui peuvent être utilisés par tout citoyen en Europe.
Les fonctionnaires qui sont les premiers à avoir la charge de s’assurer que ces principes guident l’action publique, ont pu avoir de nouveaux droits au lendemain de la guerre.
Dès 1944, le Conseil d’État jugea que les fonctionnaires ont un devoir de désobéissance face à un ordre illégal et qu’ils ne peuvent pas se considérer comme de simples exécutants, dégagés de toute responsabilité.
Il faudra néanmoins attendre 1983, c’est à dire 40 ans plus tard, pour que l’interdiction de se soumettre à un ordre manifestement illégal puisse être enfin inscrite dans le statut de la fonction publique. Là encore, nouveau progrès.
Mais aujourd’hui, les menaces sur notre fonction publique ne sont plus celles de la dictature du pouvoir politique, mais la menace de l’influence. Influence des intérêts privés qui ne sont bien sûr pas comparables avec les menaces que nous venons d’évoquer ; influence des forces économiques qui cherchent à accentuer encore certains avantages ; influence de l’argent facile qui ne corrompt pas simplement les esprits.
De nouvelles règles éthiques sont donc à introduire et de nouvelles vigilances sont à faire observer.
Les tentations dans toutes les démocraties peuvent être de tous ordres : trafics, y compris de diplôme, favoritisme, abus de pouvoir, marchés publics... Les situations sont très diverses, du plus grave au plus banal. Pour s’en prémunir, nous avons besoin de cadres communs de référence dans toute l’Europe et d’une véritable culture de la déontologie.
Vous avez à cet égard, Monsieur le vice-président, formulé, dans votre rapport de janvier 2011, des recommandations précieuses. J’ai décidé de les traduire rapidement dans un projet de loi relatif à la prévention des conflits d’intérêt.
Pour les principaux responsables de notre vie publique d’abord - membres du Gouvernement, collaborateurs des cabinets ministériels, membres des instances collégiales des autorités administratives indépendantes et dirigeants d’entreprises publiques - des règles nouvelles seront fixées. Parmi celles-ci, l’inscription dans la loi des exigences de probité et d’impartialité ; l’obligation de souscrire une déclaration d’intérêts et d’activités préalable à la prise de fonction ; la systématisation des mécanismes de déport ou d’abstention pour garantir le caractère incontestable des décisions qui sont prises, par ces autorités indépendantes, au nom de la puissance publique.
Une haute autorité de déontologie de la vie publique sera créée pour veiller au respect de ces principes par les responsables. Les règles déontologiques devront être étendues et adaptées à l’ensemble des fonctionnaires dans le cadre d’une loi qui revisitera les valeurs, les droits et les devoirs qui fondent leur statut. Voilà pour la déontologie.
Mais la vigilance doit également être renforcée. Car la préservation de l’intérêt général repose sur la conscience que chacun doit avoir de sa propre action.
Responsabilité individuelle, d’abord.
Je rappelle que les agents de l’État ont aux termes de l’article 40 du Code de procédure pénale - non seulement le droit mais le devoir d’informer le Procureur de la République des délits ou des crimes dont ils seraient les témoins. Ce devoir est essentiel. Les fonctionnaires sont les gardiens du Droit et de la Loi.
J’ajoute que, depuis six ans, le dispositif des « lanceurs d’alerte » permet aux salariés du secteur privé de dénoncer les faits de corruption qui viendraient à leur connaissance. Ils doivent être protégés d’éventuelles représailles. Il doit en être de même pour les fonctionnaires. Il ne s’agit pas d’introduire je ne sais quelle délation. Il s’agit simplement de permettre à tout agent du service public et à tout salarié du secteur privé de pouvoir dénoncer, avec des éléments, des faits qui peuvent tomber sous le coup de la loi notamment par rapport à la corruption. Il y a aussi la responsabilité collective.
La menace, c’est certaines puissances qui existent par l’ampleur de leurs moyens et la démultiplication de leurs instruments de pression, par l’argent dont ces puissances peuvent avoir l’utilisation mais il n’y a pas que ces puissances-là. Il y a parmi les risques, parmi les menaces, les phénomènes de corporatisme, de communautarisme qui sont aussi des dangers pour la conception même du service public.
Là encore, nous devons avoir des principes et des règles. La Fonction publique dispose pour se prémunir de ces influences, de ces pressions, de ces menaces, de ces dangers, de ces risques, des règles de notre laïcité.
C’est pourquoi, votre colloque n’est pas qu’historique. Il ne porte pas simplement sur l’explication de ce qui a pu se produire à une période terrible de notre histoire. Il doit nous permettre d’ouvrir une réflexion beaucoup plus large et en fonction de de ce que nous pouvons avoir comme contexte sur le droit, l’éthique et le service de l’État.
J’exprime aujourd’hui ma reconnaissance aux chercheurs, aux universitaires, aux intellectuels, qui sont nombreux dans cette salle. Nous avons besoin d’eux, de leur regard, de leur exigence pour en savoir davantage sur nos sociétés et sur les risques qu’elles peuvent rencontrer.
Je salue aussi les fonctionnaires de toute génération qui continue à s’interroger sur ce qu’est le service public, le sens de l’État, l’éthique, les valeurs collectives. Nous avons besoin d’une fonction publique de qualité, d’un État respecté, de règles reconnues par tous. Nous avons même le devoir que nos concitoyens regardent avec confiance ceux qui ont vocation à décider pour eux, au nom du peuple français. Rien n’est plus terrible que de constater la prise de distance à l’égard de responsables politiques pourtant légitimes, à l’égard de l’administration pourtant reconnue pour être efficace.
Nous connaissons la perversité d’un certain nombre de discours qui visent à éloigner les citoyens de ceux qui les représentent ou de ceux qui les protègent. Aujourd’hui encore, nous avons les uns et les autres, quelles que soient nos places, à défendre cette conception de l’État, cette relation entre l’administration et les citoyens, cette éthique du service public. Seuls les fonctionnaires, quelle que soit leur place dans la hiérarchie, ont à promouvoir cette relation avec nos concitoyens.
J’attache une grande signification à la présence d’élèves de l’une des plus récentes promotions de l’École nationale d’administration, qui a pris, en plus, le beau nom de promotion Marie CURIE. Parce que c’est à cette génération qu’il appartient de perpétuer l’esprit de service public ; de faire que ceux qui rentrent dans la fonction publique aient l’intention d’y rester le plus longtemps possible et pas simplement d’y faire un passage ; de faire en sorte que les valeurs qui ont justifié la présentation à un concours puissent être toujours les valeurs au terme de la carrière.
J’exprime également ma gratitude au Conseil d’État et à l’École des hautes études en sciences sociales de nous rappeler que rien n’est plus essentiel que la transmission des valeurs collectives indispensables si l’on veut que de génération en génération nous puissions être gouvernés par les mêmes principes mais également le sens de la responsabilité individuelle, parce qu’il y a des moments où seule compte la décision personnelle, de qu’il convient de faire ou de ne pas faire, de reprendre comme le disait Monsieur le Recteur, les propos d’Hannah ARENDT, de se poser les questions de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est tolérable et de ce qui ne l’est pas.
Et puis, enfin, je veux saluer votre colloque sans en connaître les conclusions, mais ce que je sais c’est que vous avez rappelé que la force de la lucidité et l’exigence de l’éthique nous permettront, quoi qu’il arrive, de relever les défis de l’avenir. Merci.
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