DE LA GUERRE
Déclarée par nos derniers Tyrans à la Raison, à la Morale, aux Lettres et aux Arts;
DISCOURS
Prononcé à l'ouverture du Lycée, le 31 Décembre 1794.
Qu’elle est douce et consolante, la première pensée qui se présente à moi au moment où je reparais devant vous qu'il est frappant le contraste de ce que j'y ai vu et de ce que j'y vois ! Et combien cette solemnité annuelle, consacrée depuis dix ans dans cet asile des sciences et des lettres, a pris, d'une année à l'autre, des caractères différents ! Si l'imagination longtemps flétrie par des souvenirs douloureux, se reporte involontairement vers le passé qu'elle accuse ; avec quelle satisfaction elle revient se reposer sur le présent qui la ranime et l'épanouit !
N'oublions point l'un, ne l'oublions jamais, afin que jamais il ne revienne : nous en goûterons mieux l'autre, et nous apprendrons à le consolider et à le perpétuer. C'est dans ce même lieu qui nous rassemble, c'est à cette même époque que nous célébrons, que l'on vit ce qui ne s'était pas encore vu, une inauguration du temple des arts devenue en effet la prise de possession des barbares. Il me semble les voir encore ces brigands sous le nom de patriotes, ces oppresseurs de la nation sous le nom de magistrats du peuple, se répandre en foule parmi nous avec leur vêtement grotesque, qu'ils appellaient exclusivement celui du patriotisme, comme si le patriotisme devait absolument être ridicule et sale ; avec leur ton grossier et leur langage brutal qu'ils appellaient républicain, comme si la grossièreté et l'indécence étaient essentiellement républicaines ; avec leur visage hagard et leurs yeux troubles et farouches, indices de la mauvaise conscience ; jetant de tous côtés des regards, à la fois stupides et menaçants, sur les instrumens des sciences dont ils ne connaissaient pas même le nom, sur les monuments des arts qui leur étaient si étrangers, sur les bustes de ces grands hommes dont à peine ils avaient entendu parler ; et l'on eût dit que l'aspect de toute cette pompe littéraire, de tout ce luxe innocent, de toutes ces richesses de l'esprit et du talent, réveillait en eux cette haine sourde et féroce, cette rage interne, cachée dans les plus noirs replis de l'amour-propre, et qui soulève en secret l'homme ignorant et pervers contre tout ce qui vaut mieux que lui. Ils n'osaient pas encore avouer tout haut le projet aussi infâme qu'insensé, formé depuis longtemps parmi eux, d'anéantir tout ce qui peut éclairer et élever l'espèce humaine, en lui montrant sa véritable dignité : avant de détruire toute instruction, ils voulaient commencer par l'avilir et l'intimider ; et certes ils ne pouvaient pas s'y prendre mieux. Si quelque chose était capable de porter l'effroi d'un côté et le dégoût de l'autre, c'était sans doute, de voir les satellites de la tyrannie présider aux exercices de l'esprit, en menacer la liberté, en comprimer l'essor, en dicter l'intention, en observer, avec l'oeil affreux de l'inquisition, le plus léger mouvement vers l'indépendance qui leur est propre ; que dis-je ! Mêler eux-mêmes leur voix forcenée, leurs accents sauvages, leurs vociférations sanguinaires aux leçons de la science et aux sons harmonieux du génie, et faire succéder immédiatement au langage savant et cadencé des Muses, les chants horribles des Iroquois et le cri des Caraïbes (1). En un mot, cette irruption de nos Tyrans, quand ils vinrent épouvanter et flétrir nos fêtes pacifiques, ne peut se représenter que par une de ces inventions de la fable, qui en créant des monstres fantastiques, a aidé l'imagination à peindre des monstres réels. Ici la justesse des rapports doit faire excuser la difformité des objets de comparaison : il faut permettre que les images, pour être fidèles, soient en quelque sorte dégoûtantes ; il est des hommes dont on ne peut parler sans souiller la parole, comme ils ont souillé la nature ; et je voudrais que notre langue aussi flexible sur tous les tons que celle de Virgile, quand il décrit les harpies, pût vous offrir ces animaux hideux, immondes et voraces, venant avec leur cri aigu, leur plumage infect, leurs ongles crochus et leur haleine fétide, fondre sur les festins d'Énée, et salir de leurs excréments les mets, la table et les convives, avant d'emporter leur proie dans les airs.
Et moi qui avais vu dans ce Lycée des jours bien différents lorsque les citoyens de toutes les classes applaudissaient également aux principes de la véritable liberté, proclamés par le véritable patriotisme ; je fixais des yeux attentifs sur tout ce qui se passait autour de moi ; et dans le fond du cœur je dénonçais d'avance à toutes les nations policées ce scandale des lettres, qui ne retombera pas sur nous quand les causes en seront connues et développées. Je n'ignorais pas que j'étais dès longtemps dévoué particulièrement à la proscription dont je fus frappé quelques mois après ; que de vils espions à gages étaient chargés ici même d'épier toutes mes paroles pour les empoisonner (2) ; ceux qui m'ont vu et entendu dans cet intervalle peuvent attester que je ne changeai ni de contenance, ni de langage. J'avais consigné, six mois auparavant dans un journal très répandu, les motifs du silence que je croyais devoir garder dès lors sur la chose publique ; et je l'avais fait de manière à montrer clairement que si je m'interdisais désormais la vérité, ce n'était pas parce qu'elle eût été dangereuse pour moi mais parce qu'elle eût été inutile pour les autres. Vous en jugerez quand je remettrai incessamment sous vos yeux les morceaux que j'imprimais vers le milieu de l'année dernière, et qui, étaient comme des pierres d'attente que je plaçais d'avance pour l'édifice que je me proposais d'élever à la raison et à la liberté, quand il serait temps d'y travailler. Un homme de lettres est un homme public, et j'ai cru devoir compte à mes contemporains et à la postérité (si mon nom va jusqu'à elle) de la part que j'ai prise comme citoyen et comme écrivain à notre étonnante révolution, dans les diverses périodes qu'elle a parcourues. J’ai voulu qu'il fût constaté par ma conduite et par mes écrits que, dépouillé de tout durant cinq ans, sans rien regretter et sans rien demander, sans me glorifier ni me plaindre de rien, je n'avais jamais eu d'autre intention que celle du bien public, d'autre intérêt que celui de la patrie.
(2) On m'avait appris que j'étais journellement déchiré dans des feuilles que je n'ai jamais lues, et par des hommes dont j'ai même oublié le nom.
Avec de tels sentiments, jugez comme bien je dois jouir des heureux changements dont l'effet se manifeste ici comme partout ailleurs, et peut-être même d'une manière plus sensible, puisque la liberté de penser, qui est le droit de tous les hommes, est particulièrement le besoin des hommes qui pensent. Ce n'est plus l'ignorance dominatrice qui vient épier ici ses ennemis et désigner ses victimes : ce sont ceux de nos représentants spécialement chargés du soin de ressusciter l'instruction et de rappeler les Lumières, ceux qui ont invoqué la justice nationale contre les attentats des Vandales modernes ceux qui ont annoncé en son nom les secours et les encouragements qu'elle destine aux sciences et aux arts ; ce sont des magistrats du peuple, véritablement populaires, puisqu'ils font le bien ; des députés de sections dignes de les représenter, depuis qu'elles sont affranchies de toute tyrannie ; ce sont eux qui, en se réunissant dans cette enceinte, se retrouvent en effet dans leur demeure naturelle, et fraternisent véritablement avec nous, sous le double titre d'amis des lettres et d'enfants de la liberté : nous parlons le même langage, nous formons les mêmes vœux, nous combattons les mêmes ennemis ce n'est pas devant ces honorables concitoyens qu'un Républicain, s'il pouvait craindre quelque chose, peut craindre d'énoncer la vérité ; et comme ils se sont montrés dignes de la dire, ils sont dignes aussi de l'entendre.
Lorsque dans les premiers jours de notre révolution, ce fut une de mes premières jouissances de tracer à cette tribune l'affligeant tableau de la censure sous l'ancien Gouvernement ; si l'on m'eût dit alors que cette inique et injurieuse surveillance, exercée sur les esprits, n'était rien en comparaison de la tyrannie aveugle et barbare qui devait, peu d'années après, peser sur eux ; l'aurais-je cru possible, et qui de vous l'aurait pu croire ? Cependant c'eût été la plus fidèle et la plus exacte prophétie ; et il n'est pas ici besoin de preuves, les faits parlent, ils sont encore tout près de nous ; et dans cette partie, comme dans toutes les autres, qui appartiennent à cette époque mémorable, unique dans les annales du monde (heureusement pour le genre humain et malheureusement pour nous) à cette époque que la justice des siècles intitulera le règne des MONSTRES, on ne peut être embarrassé que de la multitude des crimes et des différents degrés d'extravagance et d'atrocité. La vérité vengeresse, longtemps muette sous le glaive et dans la mort, est sortie tout à coup, je ne dirai pas des tombeaux, les tombeaux même manquaient aux victimes, et la nature était outragée dans l'homme, même après qu'il n'était plus ; mais du fond de ces fosses immenses, comblées de cadavres mutilés et palpitants, de la pourriture des cachots, de l'infection des hospices, devenus les cimetières des captifs, du sein des rivières stagnantes de carnage, des pierres de nos places publiques, partout impregnées de traces sanglantes, des ruines de nos cités démolies et incendiées, des débris de ces vastes destructions, où la chaumière a été engloutie avec les châteaux ; enfin, de tous ces innombrables monuments d'une rage exterminatrice, dont on n'avait ni l'idée ni l'exemple, s'élève, éclate et retentit multipliée de toutes parts en longs et lamentables échos, la voix, la voix plaintive et terrible de l'humanité en souffrance et en indignation ; une voix telle qu'on n'en a pas entendu de semblable depuis qu'il y a des hommes et des crimes, une voix qui serre le cœur, qui glace les veines, qui déchire les fibres, qui torture l'âme, une voix qui crie incessamment vengeance au ciel, au monde, aux races futures, et laisse dans le coeur de l'homme de bien l'inconsolable douleur d'avoir vécu.
Et pourtant toutes ces horreurs n'ont encore été que partiellement esquissées dans des feuilles éparses ; chacun a raconté ce qu'il a vu et souffert ; la plainte a toujours été expressive et quelquefois éloquente ; mais nul n'a pu tout dire ni tout savoir. Il faudra que le génie de l'histoire se place à sa hauteur accoutumée, au-dessus des générations ensevelies ; qu'il interroge toutes les tombes, qu'il entende toutes les révélations de la mort, toutes les confidences de l'infortune, toutes les abominables vanteries de la scélératesse, peut-être même les aveux du repentir, pour en composer le récit complet et détaillé qui doit effrayer et instruire les âges suivants. Jusque là, l'on n'en peut avoir qu'une idée très imparfaite ; et qui sait encore si l'histoire la donnera toute entière, quand même elle l'aurait acquise ; s'il sera toujours possible d'exprimer ce qu'il a été possible d'exécuter, et si le génie qui tiendra la plume ne s'arrêtera pas quelquefois, soit pour lui-même, soit pour les autres, et ne répugnera point à passer toutes les mesures connues de l'horreur et du dégoût ?
Car on est forcé d'en convenir, et c'est un trait distinctif que l'avenir saisira : quand la poésie, l'éloquence, l'histoire, ces dépositaires éternelles des vengeances morales du genre humain, s'occupent des fameux scélérats qui l'ont opprimé, elles nous les montrent d'ordinaire avec quelques attributs de grandeur, et comme élevés sur les théâtres du crime ; ici il faudra qu'elles en ouvrent les égouts ; qu'elles descendent jusques dans la fange avec nos tyrans, pour y chercher les bases ignobles de leur trône éphémère, qui ne paraîtrait que grotesque, s'il n'avait pas été horrible. Quand la raison étonnée jette les yeux sur ces inconcevables discours répétés à toutes les heures et à toutes les tribunes par les dominateurs en chef ou en sous-ordre ; quand elle observe ce langage inconnu jusqu'alors aux oreilles humaines, ce mélange inoui de dépravation monstrueuse et de rhétorique puérile, de jactance emphatique et de grossièreté triviale ; la démence s'énonçant par axiomes comme la raison ; le crime se rehaussant ridiculement pour paraître fier comme la vertu ; la plus épouvantable barbarie, tantôt vomissant avec des hurlements de cannibales les refrains du massacre et de la destruction ; tantôt prêchant, avec une gravité à la fois atroce et burlesque, un système d'extermination, que l'enfer même n'inventerait pas, à moins qu'il ne fût en délire ; tantôt s'égayant dans les horreurs, mêlant le sarcasme au poignard, et la plus plate ironie à la plus lâche proscription, raillant des cadavres, plaisantant dans le sang et se jouant avec le carnage ; tantôt enfin affectant une imbécile hypocrisie et un charlatanisme de tréteaux, proclamant des milliers de meurtres au nom de l'humanité le code du brigandage au nom d'Aristide, consacrant la plus exécrable tyrannie au nom de Brutus ; la raison ne s'imagine-t-elle pas alors voir des bandits de grand chemin, qui par hasard auraient ouvert un livre d'histoire ou assisté à une tragédie, parodier indistinctement dans leur taverne les héros de la vertu et du crime, et jouer dans leurs orgies une farce bizarre, composée de la morale en dérision, de la perversité en exagération folle, du jargon de l'ignorance des ordures de l'ivresse et des blasphèmes de la fureur ?
Parlons sans figures : tous les usurpateurs qui ont joui plus ou moins de temps d'une puissance tyrannique, avaient plus ou moins de cette espèce de supériorité, qui malheureusement n'est pas incompatible avec le crime : c'est l'abus déplorable de facultés heureuses en elles-mêmes ; mais cet abus les prouve en les déshonorant : c'est une force mal employée, mais c'est une force réelle, et la nature humaine, dans cette corruption, retrouve encore quelque reste de sa noblesse. Mais ici rien, absolument rien qui la rappelle, même de loin ; rien au contraire qui n'en marque le dernier degré d'avilissement. Jamais elle ne parut aussi odieuse, et jamais aussi abjecte. Tous les moyens de nos tyrans étaient vils comme eux, et c'est dire le possible. Les gens instruits, en état d'apprécier les hommes et les choses, ont souri de pitié, quand ils ont vu la haine publique se méprendre quelquefois, faute de lumières, au point de citer les noms d'un Mahomet, d'un Catilina d'un Marius d'un Sylla, d'un Cromwell. On n'a pas songé que de grandes vues de grands talents politiques et militaires, de grands périls bravés, de grands obstacles surmontés, sont du moins des titres d'élévation qui n'excusent pas le crime (à Dieu ne plaise !) et qui assurent même au contraire un nouveau triomphe à la simple vertu, en faisant sentir à quiconque a une conscience, que cette vertu, dans les fers et dans le supplice, est mille fois au-dessus du génie couronné par les forfaits. Mais un Robespierre ! (puisqu'il faut descendre à ce nom infâme, que je ne puis prononcer sans faire une sorte de violence au profond mépris que j'ai toujours eu pour lui, et qu'il n'a pas ignoré) un Robespierre et ses complices ! C'est à côté d'eux que l'on nomme Cromwell ! Il n'en est pas un (et l'histoire le prouvera) que Cromwell eût voulu pour sergent dans son armée, ou pour agent dans sa politique. J'entends demander sans cesse comment des êtres si méprisables ont pu obtenir un si énorme pouvoir.
Ce n'est pas ici le moment de suivre le fil des causes et des effets qui embrasserait trop d'objets et trop d'espace. Je le ferai dans la suite, quand l'examen des mots me conduira nécessairement à l'examen des choses, qui toutes ont été faites avec des mots. Mais dès ce moment l'on peut expliquer tout par un résultat qui sera porté alors à la plus lumineuse évidence. Ne voyez-vous pas qu'en ce point, comme dans tous les autres, tout a existé en sens inverse ? Il fallait donc qu'il arrivât tout le contraire de ce qui était jamais arrivé dans le monde. Jusque-là tous ceux qui avaient usurpé le pouvoir au milieu des nations, avaient eu, à la vertu près, de ces qualités qui élèvent naturellement un homme au-dessus des autres. Mais prenez bien garde à ceci : ce n'est pas dans une révolution commencée par les lumières, et fondée alors sur les droits de l'homme, qu'une centaine de MONSTRES a gouverné la France avec trois cent mille bandits à ses ordres. Non, c'est dans la pleine contre-révolution qu'ils ont régné. Ils en parlaient sans cesse comme pour en faire peur, et elle était bien complètement faite. Car si notre révolution tendait, dans son origine, à l'établissement de la liberté légale quelle contre-révolution plus entière que la tyrannie ? Et comment s'est-elle établie, et dans la main de pareils hommes ? C'est que par des moyens qu'il ne sera pas difficile d'expliquer, des mots sacramentels dans tout système légal, des mots que l'on avait l'habitude de respecter, quand on les employait dans leur vrai sens, avaient été progressivement détournés de ce sens originel et invariable, et conduits enfin dans l'application journalière jusqu'à un sens entièrement opposé ; que de ces mots rebattus sans cesse d'un bout de la France à l'autre, dans toutes les assemblées publiques, dont on était parvenu à éloigner quiconque aurait pu ou voulu ramener les termes à leur acception, on avait enfin formé une langue qui était l'inverse du bon sens ; langue si étrange et si monstrueuse que la postérité ne pourra y croire que par la multitude des monuments qui en resteront ; langue tellement propagée et consacrée, tellement usuelle et pour ainsi dire religieuse, que celui qui eût essayé de la contredire, eût été égorgé sur-le-champ. Ainsi donc, pour me borner aujourd'hui à un seul exemple qui dit tout dès qu'en prononçant isolément le mot sacré
d'égalité, qui ne peut jamais signifier pour le sens commun que l'égalité des droits naturels et civils, on proscrit à tous les instants et à toutes les tribunes toutes les espèces de supériorité morale et industrielle, essentielles à l'homme et à la société, que doit-il en résulter ? Qu'au lieu que dans un état libre les citoyens se placent d'ordinaire en raison de leurs talents et de leurs vertus, ici l'on sera élevé en raison de sa perversité et de sa bassesse. Alors tout ce qui était au dernier rang de la nature humaine monte au premier rang dans l'État. Voilà, en deux mots toute l'histoire de nos tyrans ; et après avoir vu les saturnales de la liberté, sous le nom de révolution il fallait bien avoir les saturnales de la tyrannie, sous le nom de gouvernement.
Étonnez-vous maintenant que l'ignorance, la bêtise et le ridicule aient été au même excès que le brigandage, la férocité et la barbarie ! Étonnez-vous que des dominateurs tels que les nôtres aient passé de si loin tous ceux qui avaient foulé les peuples ! Étonnez-vous qu'ils eussent juré une guerre si nouvelle et si implacable, je ne ne dis pas seulement aux arts et aux lettres, mais à toute espèce de connaissance et d'instruction ; en un mot, au plus simple bon sens ! C'est que le bon sens et la morale sont la même chose, et que la domination des MONSTRES étant un renversement inoui de toute morale, leur montrer le flambeau de la raison, c'était leur porter une torche au visage. C'est là ce qui rentre principalement dans mon sujet ; mais je ne ferai qu'effleurer les traits principaux, en joignant toujours, comme j'ai fait jusqu'ici, les causes et les résultats, de manière à en montrer la connexion.
On sait assez que le despotisme est par lui-même ennemi de la liberté de penser, puisqu'il l'est des droits de l'homme, dont elle est le premier garant ; mais il faut observer que la tyrannie, qui profitant de l'ignorance de la multitude, s'établit sous le nom de liberté, doit porter infiniment plus loin cette haine de la raison et de la vérité, et justifier cet ancien axiôme, corruptio optimi pessima : ce qu'il y a de pire au monde, c'est la corruption de ce qu'il y a de meilleur. D'abord cette dernière tyrannie est la plus coupable et la plus odieuse ; ensuite elle est la plus exposée aux dangers : la plus coupable et la plus odieuse, parce qu'elle abuse de ce qu'il y a de plus sacré, et qu'elle se sert de l'horreur même de l'esclavage pour faire des esclaves : la plus exposée aux dangers, puisque le despotisme, dans les contrées où il a vieilli, est comme enraciné dans l'habitude et les préjugés, et ne périt guère que par ses excès ; au lieu que la tyrannie démagogique ne peut garder son sceptre qu'autant qu'elle garde son masque, et ce masque est aussi fragile que grossier ; il peut en imposer quelque temps au vulgaire, jamais aux gens instruits. Cette espèce de puissance est donc en elle-même la plus précaire de toutes, comme celle de la loi est la plus solide ; celle-ci repose sur la base inaltérable de la vérité, l'autre sur le sable mouvant de l'erreur. Mais de ce qu'elle est la plus précaire, il suit qu'elle est la plus insensée ; et de ce qu'elle est la plus insensée elle est nécessairement la plus atroce. Tel est l'ordre des choses et des idées dont la vérité vous frappera, quand je l'appliquerai à ce que nous avons vu, après avoir jeté un coup d'œil rapide sur les limites où s'arrête ordinairement la dépendance des esprits dans les gouvernements absolus.
Ils ne craignent point le progrès des sciences exactes et physiques, qui ne tiennent par aucun point de contact aux théories politiques. Ils ne craignent point les arts d'imitation, la peinture, la sculpture, et un tableau de Brutus ne leur fait pas plus de peur que celui d'Octave, quoiqu'ils aient plus de goût pour ce dernier. Ils ne craignent les arts de l'imagination, l'éloquence et la poésie, qu'autant qu'elles peuvent donner de la force aux vérités premières, et en exalter le sentiment dans le cœur des hommes. Aucun tyran n'a été encore assez stupide pour ignorer l'irrésistible empire qu'exercent ces arts, et surtout l'art dramatique, sur toutes les nations civilisées. Tous ont senti que ce besoin social, dès qu'il était connu, était si fort et si universel, qu'il serait absurde de prétendre le détruire. Ils n'ont donc pensé qu'à le diriger et le restreindre jusqu'au point où il ne pouvait pas leur être redoutable. Ceux d'entre eux qui furent éclairés comme Auguste et Louis XIV, en éprouvèrent l'attrait par eux-mêmes, et eurent assez d'habileté pour le tourner à leur profit. Sous Tibère un Romain fut accusé capitalement pour avoir écrit que Brutus et Cassius étaient les derniers des Romains. Domitien bannit de Rome les mathématiciens, parce qu'ils étaient en même temps astrologues et devins, et qu'on les consultait sur l'avenir, et l'avenir épouvante toujours les tyrans. Mais en général la liberté d'écrire, fut d'autant moins enchaînée dans l'Empire Romain, qu'elle était moins portée vers un ordre d'idées qui pût inquiéter les Césars. En Orient, la philosophie politique fut toujours étrangère, et celle des sages de l'inde de l'Égypte, de la Chine, fut religieuse et emblématique, ou purement morale. Les poètes particulièrement ont toujours été honorés et encouragés en Asie, en conséquence d'une opinion reçue chez ces peuples, qui fait regarder les poètes comme ayant quelque chose de divin, et comme des espèces de prophètes ; aussi voyons-nous qu'en cette qualité les tyrans même craignaient de les blesser. Le mot fameux d'Omar, qui condamna au feu les livres amassés par les Ptolémées, ne fut pas un ordre donné par la crainte, mais par l'ignorance ; et ce qui le prouve, c'est que les Califes Arabes, ses successeurs, protégèrent les lettres, et quelques-uns même leur rendirent des services signalés, dont les fruits sont venus jusqu'à nous. L'invincible ignorance des Turcs tient non sculement au mépris religieux qu'ils ont pour les sciences des infidèles, mais encore à leur invincible paresse d'esprit qui s'étend sur tout, puisque n'ayant jamais su que combattre, ils n'ont jamais appris l'art de la guerre. Chez les nations de l'Europe les plus superstitieuses, ce qui n'attaque pas directement la croyance ou le gouvernement, est aujourd'hui permis, et nous avons vu des livres d'une philosophie assez hardie, imprimés en Italie et en Espagne.
Dans ce résumé succinct, dont chacun peut étendre et vérifier les détails, en proportion de ses connaissances, vous voyez tantôt la surveillance et la prohibition, tantôt l'oubli et l'insouciance ; nulle part la proscription totale et l'entier anéantissement, et c'est ce qu'on voulait effectuer parmi nous ; il est également aisé d'en démêler les causes, et difficile d'en exprimer les effets.
Quand une puissance est fondée sur un renversement inoui de toute raison et de toute morale, quand ceux qui gouvernent sont parvenus à être, dans toute l'étendue d'un État, les seuls qui parlent ; quand ce qu'ils disent est de nature à ne pouvoir être dit sans la certitude que nul n'osera répondre, sous peine de la vie ; représentez-vous, s'il est possible, ce qui doit se passer dans l'âme d'oppresseurs d'une espèce si nouvelle ; suivez-en tous les mouvements habituels et progressifs ; et si l'exécration n'était pas au point d'exclure toute pitié, vous plaindriez peut-être ces MONSTRES qui, vus de sang-froid, paraissent réellement plus malheureux que leurs victimes. Figurez-vous de quoi sont capables des hommes obligés de calculer sans cesse leur existence probable, non pas par des années, des mois, des jours, mais par des heures et des moments, parce que leur existence est une monstruosité ; obligés de se dire sans cesse (et soyez sûrs qu'ils se le disaient) si un seul homme peut se faire entendre, si on lui laisse le temps de mettre ensemble deux idées raisonnables s'il a le courage et le moyen de dire ce qui est dans l'âme de tous et de donner le signal que tout le monde attend, nous sommes perdus. Vous concevez que dans cet état de transe et d'anxiété, chaque minute est un danger, et que chaque minute exige un crime, quoique les crimes encore ne fassent que multiplier les dangers. Rien n'est aussi féroce que la crainte, parce que rien n'est aussi aveugle : quand le dominateur s'est mis dans une situation à trembler toujours, il est dans la nécessité de faire toujours trembler ; et alors l'extravagance de l'arbitraire va au-delà de toutes les bornes, et parmi nous elle est allée au-delà de l'imagination. Ce n'était pas des lois prohibitives contre la parole et les écrits : quelles lois eussent pu à cet égard répondre au vœu et à la frayeur des MONSTRES ? On avait commencé par briser quelques presses, et mettre en fuite ou en prison quelques écrivains patriotes ; mais ce n'était là qu'un prélude. Bientôt arriva ce grand attentat suivi de tant d'autres, cet attentat le plus grand qu'on se soit jamais permis contre la société humaine, ce phénomène d'horreur, nouveau sous le soleil, le décret de la TERREUR. Les dévastateurs du globe, les Attila, les Genseric, les chefs de ces hordes errantes, qui, pour envahir des terres, en exterminaient les habitants, avaient marché avec la terreur et la désolation qui la suit pour la première fois la TERREUR fut légalement proclamée. Une Assemblée de Législateurs, d'abord déchirée et mutilée, et enfin stupéfiée par les MONSTRES, la décréta contre vingt-cinq millions d'hommes, parce qu'elle était dans son sein : leçon mémorable qui sans doute, ne sera pas perdue ! Dans toutes les parties de la France, ce signal épouvantable fut répété depuis, mille fois par jour ; et ce seul mot passé en loi ne laissait plus aucune barrière au crime, ni aucun refuge à l'innocence. En ce temps-là (car on voudrait en parler comme s'il était déja bien loin, et pour en soutenir l'image, la pensée a besoin de reculer et de se retrancher dans l'avenir) ; en ce temps-là tout devint crime, excepté le crime même : tout ce qui fait le bonheur et la sécurité de l'homme civilisé, la probité, la bonne réputation, la sagesse, l'industrie, les services rendus, furent des titres de proscription. Je ne parle pas des richesses ; l'aisance même était un délit capital : tout ce qui ne se fit pas bourreau, d'action ou de parole, fut victime ou désigné pour l’être. On comprend qu'il n'était plus besoin de prohiber les ouvrages : celui qui eût été assez fou pour vouloir publier un écrit raisonné, n'eût pas trouvé de mains pour l'imprimer, ni même d'oreilles pour l'entendre, et chacun semblait craindre que sa pensée même fût entendue ; combien plus qu'elle restât sur le papier ! Et les entrailles de la terre ont alors recelé les trésors de la raison, plus criminels encore et plus poursuivis que ceux du Potose. De tout temps les tyrans avaient salarié l'espionnage, mais en secret ; il est si vil ! Les nôtres l'ont proclamé en loi, et l'un de ceux dont l'échaffaud a fait justice, disait tout haut, au milieu de la Convention : Épions tout, les gestes, les discours, le silence ; et croyez-vous qu'ils n'épiassent que la haine ? Non, ils affectaient de la braver : ce qui les tourmentait le plus, c'était le mépris dont ils se gardaient bien de parler jamais : ils avaient beau se renfler de jactance à leurs tribunes, et se prodiguer à eux-mêmes, et les uns aux autres, des louanges aussi dégoûtantes que les acclamations mercenaires dont elles étaient soutenues ; plus forte que toutes ces acclamations, une voix secrète les poursuivait, en leur répétant tout bas : tu es méprisé peut-être encore plus que tu n'es détesté ; et l'orgueil furieux répondait : Eh bien ! Que tout ce qui me méprise meure ; et c'était l'arrêt de mort de tout ce qui était capable de penser. En vain la TERREUR faisait circuler sur tous les points de la France une sorte de formulaire de l'atrocité, de l'abjection et de la démence ; en vain ceux qui le fabriquaient à Paris pour tous les départements, le faisaient revenir à grands frais par toutes les routes jusqu'à la barre de l'Assemblée ; en vain tous les papiers publics, répétant fidèlement les mêmes phrases, semblaient conçus par une seule tête et rédigés par une même plume : ce n'était pas assez pour rassurer les MONSTRES sur le silence de la très grande majorité de la Nation, silence qui les humiliait peut-être encore plus qu'il ne les alarmait ; et ils se dirent alors dans les derniers accès de la rage et du délire : il faut absolument que tout devienne vil, ou paraisse vil comme nous ; il faut que tout devienne atroce ou paraisse atroce comme nous. Et s'il était possible qu'on en doutât, lisez les inconcevables détails envoyés tout-à-l'heure par un Représentant du peuple, qui même est obligé de les adoucir, ainsi que moi. Vous verrez que ce sentiment horrible et désespéré entrait même dans l'âme des oppresseurs subalternes ; que l'on traînait les femmes à l'échafaud pour leur faire tremper leurs mains dans le sang, et leur en défigurer le visage ; que des prostituées étaient chargées d'épurer les mères de famille et les filles vertueuses (je rapporte textuellement les termes) ; et que ces infortunées, pour éviter le cachot, étaient forcées de se plier aux fantaisies de leurs épuratrices ; que le bourreau descendant de l'échafaud, venait, les mains teintes de sang, présider l'Assemblée populaire ; et rien n'était plus juste car pendant quinze mois, les bourreaux, les geôliers et les guichetiers ont été incontestablement les premiers fonctionnaires publics. Ces détails et tant d'autres semblables prouvent-ils assez clairement ce projet qui semble incompréhensible, mais qui était réel, d'avilir tout ce qu'on ne pouvait détruire, et de détruire tout ce qu'on ne pouvait pas avilir ? C'est là le véritable phénomène que la dernière postérité contemplera d'un œil de stupéfaction. Tous les genres de cruauté que nous avons vus se retrouvent dispersés, isolés, il est vrai et de loin en loin, dans les annales des Nations : l'ambition, le fanatisme, la tyrannie ont toujours eu les mains sanglantes : mais quel tyran avait jamais imaginé de décimer une Nation, et une Nation de 25 millions d'hommes ? Et je m'explique, de la décimer, toujours en sens inverse, c'est-à-dire, d'en faire périr à peu près les neuf dixièmes ? Les despotes avaient corrompu la morale politique : il était réservé à nos MONSTRES d'anéantir toutes les idées morales quelconques, de briser et de diffamer tous les liens de la nature ́et de la société, de déshonorer toutes les vertus et tous les devoirs, de consacrer tous les vices, de sanctifier tous les forfaits, et ils semblèrent un moment en être venus à bout ; car il parut une véritable émulation dans la perversité ; ceux qui ne purent pas atteindre jusqu'à un certain degré, s'efforcèrent de le faire croire, et le crime eût ses hypocrites comme la vertu.
Est-il étonnant qu'ils eussent conçu tant d'horreur et tant d'effroi des talents de l'imagination, de ces arts consolateurs, occupés à réveiller sans cesse dans le cœur de l'homme, les sentiments qui l'attachent à ses semblables ? C'est de ce premier intérêt que naît tout le charme de nos spectacles dramatiques ; et de quel œil les MONSTRES ont-ils dû les regarder ? C'était leur fléau et leur désolation ; ils n'en parlaient jamais qu'en écumant de fureur. Vainement tous les théâtres retentissaient des accents de la liberté et des maximes républicaines ; le temps était passé où les MONSTRES feignaient encore de respecter ce langage, et alors ils professèrent ouvertement que tout ce qui parlait d'ordre, de loi, de justice, d'humanité, de vertu, de nature, était contre-révolutionnaire ; et c'est le titre que donnait tout haut un des plus stupides d'entre eux à la tragédie de Brutus. Un autre moins inepte, mais plus vil, disait tout haut : Les spectacles défont le soir tout ce que nous faisons le matin. Traduisez dans leur sens naturel ces paroles très remarquables, et vous verrez qu'il avait raison :
« Nous voulons dominer au nom de la liberté, et tyranniser au nom de la République. Et les spectacles enseignent que la liberté n'admet d'autre domination que celle de la loi, et que la loi d'une République, c'est la justice. Nous établissons que pour être libre et républicain, il faut abjurer toutes les vertus sociales et tous les devoirs de la nature ; et les spectacles enseignent que toute liberté légale est fondée sur le sentiment et l'observation de tous les devoirs, qui sont la base de tous les droits. Nous prétendons que la grossièreté brutale est essentielle au Républicain, et les spectacles enseignent que la simplicité modeste d'un vrai citoyen est aussi éloignée de la grossièreté brutale, que l'atticisme et l'urbanité des Anciens étaient loin de l'orgueil d'un Satrape. Nous voulons que la férocité s'appelle énergie, et que la sensibilité (3) soit un crime et une bassesse ; et les spectacles enseignent qu'un citoyen est un homme et qu'on n'est pas homme sans être sensible ; que la fermeté d'âme est aussi opposée à la férocité, que la bravoure à la lâcheté ; et que Brutus qui punit César, était un homme de mœurs très douces et d'un caractère très sensible ; en un mot, nous voulons dégrader l'homme en tout, et le rendre stupide et féroce, pour être digne de nous obéir ; et les spectacles ne s'occupent qu'à éclairer son esprit et à élever son âme, pour le rendre digne d'être libre. »
(3) Après le massacre des vingt-deux, quelques membres de la Convention demandèrent quand finiraient les boucheries ? Ceux-là apparemment en avaient assez pour le moment. La Montagne et les Jacobins firent entendre des rugissements : ils sont sensibles ces Messieurs ! s'écriaient-ils avec l'accent d'une ironie et d'une rage infernales ; ils sont sensibles ! Et les membres en faute se hâtèrent de faire amende honorable et de protester à jamais contre toute sensibilité ; et en effet ils n'y sont pas retombés.
Vous voyez par cette traduction, qui est d'une effrayante fidélité, combien les Monstres devaient détester les spectacles, et pourquoi ils se résolurent enfin de s'en rendre maîtres. Vingt fois on déploya contre ces asiles paisibles des plaisirs de l'âme, tout l'appareil de la guerre et tout l'attirail des sièges. Tandis que nos braves combattants emportaient sur le Rhin et sur la Meuse des remparts réputés inexpugnables, vingt fois les Monstres firent marcher dans Paris des milliers de baïonnettes et des trains d'artillerie contre la comédie et la tragédie ; et en cela encore ils étaient conséquents : ils assiégeaient les citadelles de l'opinion publique, leur plus terrible ennemie, celle qui les a renversés dans la poussière, et qui les empêchera de s'en relever. Mais pour le moment ils triomphèrent ; la terreur opéra encore un de ses nombreux prodiges. Nous nous étions indignés contre des censeurs qui disaient à un écrivain : Je te défends d'imprimer ta pensée ; et des censeurs d'une espèce nouvelle dirent aux hommes rassemblés : « Nous vous défendons d'exprimer votre pensée, nous vous défendons d'applaudir à la raison et à l'humanité, nous vous ordonnons d'applaudir à l'atrocité et à l'extravagance ; obéissez, les baïonnettes sont là. » C'est ainsi que parlaient de grands patriotes, à qui l'on ne pouvait rien contester, car ils étaient en bonnet rouge ; et l'on sait le bonnet rouge est un talisman qui, du plus sot ennemi de la liberté, fait un patriote infaillible. Jamais les despotes anciens ou modernés, quoi qu'ils aient osé, n'avaient insulté à ce point à la dignité du peuple assemblé. Mais les tyrans à bonnet rouge osent bien plus que les tyrans à couronnes, et peuvent bien davantage. Tous les chefs-d'œuvres des maîtres de l'art furent relégués dans l'oubli ; les artistes, les gens de lettres plongés dans les cachots pour y attendre la mort. On commanda aux auteurs valets qui répétaient le refrain de république en servant la tyrannie, des farces monstrueuses, opprobre de la scène et de l'esprit humain ; on paya pour les faire applaudir, on nota pour la proscription ceux qui n'applaudissaient pas : spectacles entiers, patrimoine de quatre cents familles, furent engloutis dans les prisons. Les directions les plus actives et les plus dispendieuses furent dilapidées avec cette impudence qui, n'ayant rien à craindre, ne rougit plus de rien ; car la rapine est toujours entrée dans tous les systèmes d'oppression : elle sert à en salarier les agents. Postérité, tu peux m'en croire, je l'ai vu ! (4)
J'arrive enfin à travers un amas d'horreurs et d'infamies que je laisse à l'his toire, j'arrive au dernier terme de cet inimaginable bouleversement de tout ordre humain.
(4) À une représentation de la tragédie des Gracches, on applaudit avec transport cet hémistiche que les circonstances ont rendu mémorable: « Des lois, et non du sang . » Ces applaudissements universels étaient un cri que cette multitude esclave un peu moins timide, parce qu'elle était rassemblée, osait faire entendre contre ses bourreaux. Mille fois sous l'ancien gouvernement, les applaudissements au spectacle avaient été des allusions piquantes, et jamais le gouvernement n'avait paru s’en appercevoir, ou bien il s'était contenté de faire dire aux comédiens par le Lieutenant de police, qu'ils ne jouassent pas jusqu'à nouvel ordre la pièce qui avait occasionné ces allusions. Ici, un membre de la Convention, qui était au balcon, se levá insolemment, et osa reprocher à toute l'Assemblée d'applaudir à des maximes contre-révolutionnaires ; il se répandit en vectives grossières, suivant le style du jour, et contre les spectateurs et contre l'Auteur, qui était pourtant un de ses collègues. L'indignation publique, apparemment plus forte que la crainte, éclata en murmures en huées qui couvrirent la voix de l'orateur révolutionnaire. Alors il jeta sur le théâtre sa médaille de Représentant du peuple, comme si elle lui eût donné le droit d'outrager ce même peuple qu'il devait respecter. Il sortit du balcon avec des accents de fureur et de menace ; et comme la salle était, suivant l'usage entourée de baïonnettes, l'épouvante se répandit de tout côté, et le plus grand nombre prit la fuite. Rien n'était plus commun alors que de voir le premier venu ; pourvu qu'il eût un costume jacobin, se lever au milieu d'un spectacle, injurier et menacer l'Assemblée quand elle n'étoit pas de son avis. Observez que depuis qu'il y avait des spectacles, il n'y avait pas d'exemple qu'aucune puissance quelconque eût jamais prétendu faire la loi à l'opinion publique, en interdire l'expression et lui en commander une autre. Les tyrans de tous les temps, avaient craint de lutter en face contre la voix des hommes rassemblés. Caligula seul se permit une fois des imprécations contre le peuple Romain, qui n'était pas de son avis sur un combat de gladiateurs ; et Caligula étoit fou. Il faut donc remonter jusqu'à un monstre en démence, pour trouver quelque chose d'approchant de ce qu'a osé faire un Mandataire du Peuple, devant de même Peuple qu'on appellait libre. Encore le monstre de Rome n'alla pas jusqu'à faire un crime d'un principe de justice et d'humanité, comme le monstre de Paris qui voulait que l'on dit : « Du sang, et non des lois ». On ne sera pas surpris que ce Député, mauvais Avocat de Rouen, ait été un des proconsuls qui ont dévasté la France en courant dans une voiture à six chevaux et avec une garde nombreuse, au milieu des ruines et des massacres : c'était « l'ordre du jour ». Mais proscrire toute une Assemblée pour avoir pensé qu'il fallait des lois, et non du sang, est un phénoméne d'impudence et d'atrocité dont l'Auteur doit être connu. Il se nomme ALBITTE ; il a été depuis décrété d'arrestation et non arrêté : Et fruitar dits 'iratis.
Dans ces orages politiques que l'histoire nomme révolutions, on voit que la fureur des partis et la rage des vengeances ont toujours épargné et même respecté le sexe et l'enfance : l'un et l'autre ont péri quelquefois dans les massacres tumultuaires de la guerre et du fanatisme ; mais jamais dans aucune révolution connue les femmes et les enfants ne furent enveloppés dans une proscription politique et permanente, ni livrés, dans toute l'étendue d'un État, au glaive et aux fers. L'innocence du premier âge exclut toute idée de délit ; son charme commande la pitié. Les femmes, comme mères, comme épouses, comme filles, sont supposées naturellement et même légalement dans une dépendance morale qui est un des fondements de la société : elles peuvent être mises en jugement pour des délits individuels, sans doute ; jamais pour des affections générales. Ce code est celui de la nature, et s'il a été quelquefois violé, ce fut un de ces crimes commis par la vengeance personnelle qui ne connaît point de loi, et jamais par des vengeances appelées nationales. Ah! C'est ici de toutes nos plaies la plus honteuse à la fois et la plus douloureuse. Vous tous qui avez un cœur, vous qui avez pleuré sur tant de crimes, pleurez sur celui qui les renferme tous, sur l'entière dégradation de la nature humaine en France et au dix-huitième siècle !
Pleurez !... Mais je m'arrête : une impression subite et involontaire vient éloigner les spectres hideux qui affligeaient mon imagination, et par un charme inespéré, j'aperçois une idée consolante qui éclaircit et dissipe le deuil des pensées noires où j'étais plongé. Hâtons-nous d'être justes avant la postérité : où donc s'était réfugiée parmi nous cette nature humaine, partout méconnue et foulée aux pieds ? Qui donc a soutenu l'honneur de notre espèce ? Osons le dire sans envie et avec reconnaissance, les femmes : car, sans doute, vous n'appellerez pas de ce nom ces êtres informes et dénaturés, qui n'ont aucun nom et aucun sexe, et dont nos tyrans composaient leur avant-garde pour répéter le cri de sang, ou donner l'exemple d'en répandre. Ce sont des méprises que la nature offre dans le moral comme dans le physique, et du nombre de ces exceptions, qui loin de détruire la généralité de ses lois, en prouvent la réalité. Mais d'où sont venus parmi tant de maux et de désastres qui ont couvert la France d'un crêpe sanglant, d'où sont venus les adoucissements de la souffrance, les soins empressés et infatigables, la pitié également compatissante et intrépide, les efforts persévérants, les miracles de la tendresse filiale, maternelle, conjugale, le dévouement généreux qui sollicite des fers pour alléger ceux de l'innocence, l'abandon de la vie pour sauver celle d'autrui, le courage qui surmonte les dégoûts, si rebutants pour la délicatesse des sens, et les outrages plus rebutants encore pour celle de l'âme ; qui triomphe même des bienséances du sexe, sacrifiées pour la première fois à des devoirs encore plus pressants ? Enfin, quoique la force de mourir fût devenue la plus facile et la plus commune, où s'est montrée surtout cette sérénité douce et touchante que les MONSTRES ne pouvaient qu'insulter, et qui frappait les bourreaux mêmes, forcés de cacher leur admiration et leur attendrissement ? Tous ces caractères si intéressants et si nobles, signalés dans des circonstances si éloignées des idées ordinaires et des habitudes de la vie, où se sont-ils rencontrés tous à la fois ? Je vous le laisse à raconter, vous que tant de vertus ont sauvés quelquefois et ont toujours consolés. Que chacun se livre au plaisir de rappeler ce qu'il a éprouvé, ce qu'il a senti, ce qu'on a fait pour lui et ce qu'il a vu faire ; et tous ces traits réunis formeront un tableau, seul capable de tempérer l'im pression funeste et désolante de celui qu'il m'a fallu tracer auparavant.
Ainsi les révolutions rassemblent les extrêmes ; et si j'ai fait voir que la nôtre est allée, sous ce rapport, plus loin que toutes celles qui l'ont précédée, si je me suis fait l'effort de me traîner malgré moi sur tant d'horreurs et d'infamies, quel a été mon dessein ? Vous l'apercevez aisément, vous tous, cœurs droits, esprits éclairés, vrais et inébranlables amis de la chose publique ! Vous concevez combien il importait d'élever un mur de séparation entre les oppresseurs et les opprimés, entre un peuple entier et ses tyrans ; de pouvoir dire à nos ennemis : Non, tous ces crimes ne sont point les nôtres ; non, trois cent mille brigands qui ont régné par une suite de circonstances alors incalculables, et aujourd'hui bien connues, ne sont pas la nation française ; car ces brigands seront tous, les uns après les autres réduits au néant ou à l'impuissance, et la Nation restera.
Voilà ce qu'il importait de prouver à nos ennemis, à l'Europe, à la postérité. Je leur dis avec tous les patriotes : Jugez notre Nation, non pas parce qu'elle a souffert, mais parce qu'elle fait aujourd'hui. Je ne parle pas seulement de nos triomphes ; quelque brillants qu'ils soient, la fortune peut toujours en réclamer une part ; mais ce que fait un peuple est entièrement à lui, et depuis qu'il est sorti de la stupeur dont on l'avait frappé, depuis que c'est lui qui parle, qui s'exprime par lui-même ou par la bouche de ses dignes Représentants, jugez son langage, ses principes et ses actions. Chaque jour voit révoquer une des loix portées par les Monstres ; et comme chaque loi était un crime, chaque révocation est un bienfait. À ces déclamations circulaires dont la forme était aussi barbare que le fond, et où chaque section chaque commune, par l'organe de quelques Brigands qui étaient censés la représenter, venait applaudir à ses propres infortunes, et complimenter ses oppresseurs ; comparez ce vœu unanime, de toutes parts prononcé et apporté par tant de milliers d'hommes qui n'abordent plus leurs Représentants que pour leur faire entendre des félicitations encourageantes, ou des vérités nécessaires. Observez que le style même, plein de la dignité et de l'énergie qui caractérisent les hommes libres, et qui ont remplacé la bassesse du mensonge et l'impudence de la férocité, suffirait seul pour attester que la nation a maintenant d'autres interprètes. De ces harangues infernales qui, dans la bouche des Monstres, n'étaient jamais que le préambule de leurs assassinats, rapprochez ces rapports lumineux sur tous les objets de réforme et d'administration, rédigés avec autant de sagesse que de force, les discours véhéments contre l'oppression et le terrorisme ; et dans les succès qu'ils obtiennent, reconnaissez les progrès de l'esprit public, qui devient celui de nos Législateurs. La Convention, depuis qu'elle s'est affranchie ne semble occupée qu'à fermer des plaies que le temps seul peut cicatriser. Sachons attendre, puisque nous avons su souffrir : et que nous reste-t-il encore à desirer, si ce n'est que tous les citoyens se réunissent dans les principes imprescriptibles dont l'oubli a fait tous nos maux, et dont l'obsservation peut tout ? Que tous se persuadent bien que notre révolution ayant pour but une constitution républicaine, fondée sur les droits de l'homme, ce qu'il y a de plus éminemment révolutionnaire, c'est la raison, la justice et la vérité ; qu'après avoir été assez heureux pour échapper aux Monstres qui s'étaient emparés de cette révolution pour la faire détester, nous devons être assez sages pour avoir appris à la faire aimer ; qu'il est dans la nature des hommes de s'attacher d'autant plus à leur gouvernement, qu'ils y obtiennent une jouissance plus complète et plus assurée de tous leurs droits naturels ; que dans les gouvernements absolus, les fautes du maître ne peuvent guère perdre tout à la fois, parce que sa volonté ne peut pas tout faire ; mais qu'un gouvernement légal est obligé d'être essentiellement raisonnable et juste, parce que la volonté générale une fois égarée entraîne tout ; que si les despotes peuvent se dispenser de la justice, parce qu'ils ne rendent compte à personne, un gouvernement républicain ne doit avoir d'autre politique que la justice, parce qu'il doit compte à toute une nation. Marchons constamment vers ce but et nous l'atteindrons. Ne nous occupons que du bonheur général, et chacun y trouvera le sien ; ou s'il reste encore quelques mécontents, entêtés de leurs anciens préjugés, ils ne seront ni écoutés, ni même aperçus ; leurs plaintes stériles, leurs impuissants murmures se perdront dans la félicité universelle ; comme, dans l'immensité des mers, quand un vent favorable porte le navire, on n'entend que l'heureux bruit du sillage régulier, si doux à l'oreille des navigateurs, qui se livrent à l'espérance et à l'allégresse, sans savoir et même sans songer si quelque vent ennemi siffle loin d'eux dans quelques détroits ignorés, ou sur des roches inconnues.
FIN.
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