30 avril 2023
Les chroniques du Ratiocineur

Les chroniques linguistiques dominicales du Ratiocineur, épisode 14

« Après, les néologismes témoignent de la créativité de la langue française. » (sic)

Les échanges « écrits » auxquels on participe sur les messageries instantanées sont toujours pleins de poésie… Dans cette chronique, nous allons commenter la phrase du titre, mais en commençant par la replacer dans son contexte. La scène met en jeu quatre fonctionnaires que nous appelons Vincent, François, et Paul (parce qu’il y a plein d’autres fonctionnaires, en fait…) et votre Ratiocineur préféré.

Le dialogue est alors le suivant :

Vincent : j'ai matermoosté la réponse

François : XY, un soucis ?????

XY [Le Ratiocineur à la scène] : A priori, non. Veux-tu dire que je serais en train de faire des requêtes à l'insu de mon plein gré ?

François : non, en fait c'est suite au message de Vincent (...)

XY [Le Ratiocineur à la scène] : Ok. Comme ils disent dans Y a-t-il un pilote dans l'avion ? : « y a pas d'avaro ! »

Paul : après les néologismes témoignent de la créativité de la langue française.

 

Dans ce dialogue, la première réponse de XY réagit à un message antérieur de François qui s’étonnait d’une sur-sollicitation d’un serveur. Je réponds en pensant que sa question vise à me demander si c’est moi qui sollicite le serveur sans m’en rendre compte. Comme François répond que non, j’en déduis que tout va bien, et je reprends une réplique du film « Y a-t-il un pilote dans l’avion ? » qui signifie « Il n’y a pas de problème ! ».

Arrive alors la réplique de Paul, qui me fait comprendre qu’un qui pro quo vient d’avoir lieu. En fait, François s’attendait à ce que, en ma qualité d’indécrottable Ratiocineur, je fusse courroucé par l’usage du mot « matermoosté ». J’aurais pu. Ou plutôt : j’aurais dû ! La raison pour laquelle je n’ai pas réagi sur le moment, c’est qu’il existe une messagerie instantanée qui s’appelle Mattermost. Au lieu d’écrire, comme il aurait dû le faire : « J’ai envoyé la réponse via Mattermost », mon collègue Vincent a écrit : « j’ai matermoosté » la réponse. Cela ne m’a pas choqué dans un premier temps, car l’accord du participe passé est correct. J’aurais certainement été un peu plus meurtri s’il avait écrit : « j’ai matermoostées la réponse ». Mais, deux jours après, au moment d’écrire cette chronique, je me rends compte que j’aurai dû réagir car la messagerie s’appelle bien Mattermost, et non pas... Matermoost !

Comment expliquer la non-réaction du Ratiocineur face à cet anglicisme, alors qu’il est d’habitude si chatouilleux sur cette question ? C’est qu’il y a une différence de fond entre « J’ai mattermosté la réponse » et, par exemple, des expressions comme : « J’ai killé le process », « J’ai runné le programme », ou encore : « J’ai cleané le disque ». Dans les trois derniers cas, il existe des verbes français qui signifient exactement la même chose que les verbes anglais utilisés. On peut dire, respectivement : « J’ai interrompu le processus », « J’ai exécuté le programme », et « J’ai nettoyé le disque ». En revanche, il n’y a pas d’inconvénient à fabriquer un verbe sur le nom de la messagerie « Mattermost », qui n’a pas d’équivalent en français, puisque c’est un nom propre. On peut donc fermer les yeux sur l’usage, correct d’un point de vue d’orthographe grammaticale dans la réplique de Vincent, d’un verbe « mattermoster ».

Revenons alors à la dernière réplique du dialogue, celle de Paul, qui fait le titre de cette chronique. Il y a deux remarques à faire.

La première remarque, c’est que la « créativité » désigne l’« aptitude à créer, à inventer », selon la 9e édition du Dictionnaire de l'Académie française. La langue française, rigoureusement, ne peut donc pas avoir de créativité, puisqu’elle est inerte ! La créativité en question est celle, éventuellement, de ses locuteurs. De ce point de vue, la réplique de Paul m’est apparue un peu plus choquante que celle de Vincent, à première vue.

La seconde remarque, c’est qu’il ne faut pas confondre un « néologisme » avec un anglicisme, un barbarisme, ou toute autre forme de mutilation de la langue française dont nos compatriotes, mentalement colonisés par l’Oncle Sam, semblent se délecter avec fierté, voire avec militantisme, puisqu’ils jouissent d’une scandaleuse impunité en le faisant. La terminologie « néologisme » implique la participation de commissions ad hoc qui les proposent. Ainsi le mot « ordinateur » a-t-il fait l’objet d’une introduction officielle à un moment donné. C’était donc bien un néologisme à l’époque. Mais lorsque nous écrivons par exemple « masquarade » pour souligner le caractère de mascarade de protocoles dits sanitaires impliquant l’obligation du port de masques (dont quiconque est un peu informé sait qu’ils ne protègent pas des virus), il ne s’agit pas d’un néologisme, mais d’un simple… jeu de mots.

Les évolutions de la langue doivent, certes, aller dans le sens de la simplicité. La licence poétique existe mais, justement, dans « licence poétique », il y a « licence », mais aussi « poétique ». Or, n’est pas Victor Hugo, Guillaume Apollinaire, Stéphane Mallarmé ou Paul Éluard qui veut... ; et on comprendra alors ici que le mot « poésie » employé dans le premier paragraphe de cette chronique l’était, bien sûr, sur un ton un brin sarcastique ! Nous laisserons donc le mot de la fin à Ingrid Riocreux, dont la pensée est adaptée à notre contexte :

« Une langue bien maîtrisée par ses locuteurs, connue et estimée d’eux, avec ses subtilités de lexique, ses possibilités syntaxiques et ses difficultés propres, résiste d’elle-même à l’inflation de [néologismes] (...), [et] endigue naturellement leur prolifération» (*)

(*) Citation originale : « Une langue bien maîtrisée par ses locuteurs, connue et estimée d’eux, avec ses subtilités de lexique, ses possibilités syntaxiques et ses difficultés propres, résiste d’elle-même à l’inflation de mots étrangers, en adopte parfois, en adapte souvent, mais endigue naturellement leur prolifération. » (Ingrid Riocreux, La langue des médias. Destruction du langage et fabrication du consentement, L’artilleur, 2016, page 29-30, c’est moi qui souligne).


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